لا تعود الأمور كما كانَت سابقاً ؟ COVID-19 – Ruptures et continuités dans la péninsule Arabique
- admcef22
- janvier 30, 2023
لا تعود الأمور كما كانَت سابقاً [1] ؟
COVID-19 – Ruptures et continuités dans la péninsule Arabique
Billet daté du 30 avril 2020.
Le mot crise (en général azma en arabe) est désormais unanimement employé à propos de la pandémie générée par le COVID-19. L’un des sens les plus communs de ce vocable renvoie à « une situation de trouble profond dans laquelle se trouve la société ou un groupe social et laissant craindre ou espérer un changement profond » [2]. C’est à cette crise perçue comme multidimensionnelle et vécue comme très brutale dans la péninsule Arabique, que ce billet est consacré. Il n’a d’autre objectif que montrer d’une part comment le centre de recherche que je dirige, dont le champ de compétence s’étend sur les sept pays de la péninsule Arabique (Yémen, Koweït, Arabie saoudite, Bahreïn, Qatar, Émirats arabes unis, Qatar, Oman), réagit à cette crise, d’autre part de livrer les quelques réflexions qu’elle suscite chez le chercheur que je suis.
– Le CEFAS face à la crise
Sécuriser
L’équipe du CEFAS [3] a dû s’adapter aux effets de la crise du COVID-19 bien avant qu’en France on ne prenne conscience des bouleversements qui s’annonçaient. En effet, il est installé au Koweït, dont les autorités ont été les premières, dans la péninsule Arabique, à prendre des mesures fortes de limitation de l’activité et des déplacements de la population afin de lutter contre la propagation du virus. Le premier cas de malade dans la péninsule Arabique est signalé à Dubaï le 29 janvier 2020. Près d’un mois plus tard, le 24 février, les autorités koweïtiennes identifient à leur tour cinq malades qui auraient séjournée en Iran [4]. Deux jours plus tard, elles décident notamment d’imposer la fermeture des établissements scolaires, des universités et des instituts publics et privés, nationaux et étrangers. Comme d’autres institutions, le CEFAS a donc été fermé au public. Progressivement, les mesures se sont durcies [5]. À l’heure où j’écris (30 avril 2020), le pays est confiné, l’activité très réduite, l’aéroport fermé (depuis le 13 mars), des quartiers fermés (Mahbula, Jleb al-Shuwaykh), etc. Le couvre-feu dit « partiel » instauré le 24 mars (de 17h à 4h du matin) a été étendu. Pendant Ramadan, qui a débuté le 24 avril, toute sortie est interdite de 16h à 8h du matin.
Tous les pays de la péninsule Arabique n’ont pas réagi avec la même célérité. Mais tous ont fini par peu ou prou s’aligner sur le Koweït. Le Yémen fait exception, même si des mesures qui apparaissent dérisoires à nombre de yéménites, vu la situation du pays, ont aussi fini par être prises [6]. En outre, dans une certaine mesure, Bahreïn se distingue ; les autorités y ont opté pour un confinement moins marqué. Isolement de quartiers dits à forte densité (comme Mutrah à Mascate) ; aéroports totalement ou partiellement fermés ; couvre-feu (si ce n’est à Bahreïn) ; interruption de l’activité dite « non essentielle » ; rapatriement et/ou expulsion de travailleurs immigrés ; etc. : les stratégies adoptées se ressemblent, même si elles sont diversement déclinées en fonction des enjeux sanitaires, politiques et économiques les plus prégnants. Ainsi, Bahreïn a tenté de préserver une économie déjà fragilisée depuis plusieurs années en laissant l’aéroport fonctionner, fût-ce partiellement, et en laissant, pendant un temps, les magasins ouverts. Aux Émirats arabes unis, Dubaï a décidé de relancer l’activité dès le premier jour du Ramadan.
Outre la mise en place des précautions sanitaires visant à assurer la sécurité de tous ses agents et étudiants (Fig. 1), l’un des enjeux immédiats, pour le CEFAS, a été de gérer leur dissémination : plusieurs d’entre eux étaient en mission dans la péninsule. Ceux qui y résident étaient dans l’impossibilité de rentrer au Koweït, qui avait fermé ses frontières. Ils risquaient de ne plus pouvoir quitter les pays où ils se trouvaient pendant de longues semaines voire, pour qui connaissait la région, de longs mois. Dès lors, leur retour en France a été rapidement mis en œuvre. Tous ont pu y retourner avant que l’ensemble de la péninsule Arabique ne se transforme en forteresse assiégée par le COVID-19.
S’adapter
À dire vrai, le CEFAS n’a jamais été déstabilisé. Il faut dire que l’institution et son personnel possèdent une expérience sans pareille des situations de crise et des changements qui en découlent. La guerre au Yémen, où le CEFAS a été fondé (en 1982), où il est toujours administrativement basé, où l’un de ses chercheurs travaille et où il continue à mener des projets avec ses partenaires locaux ; le départ de ce pays et le déménagement temporaire à Djeddah (2013-2015) ; la réduction drastique de ses moyens humains et financiers ; la création de l’antenne du Koweït et son installation réussie dans ce pays (depuis fin 2015) ; la reconstitution progressive (et encore trop partielle) de son équipe ; l’expansion à l’échelle péninsulaire (accélérée depuis 2017)… : ces évènements et décisions, qui ont pu menacer jusqu’à son existence et/ou l’ébranler, l’ont aussi conduit à se réinventer.
Le CEFAS, qui a longtemps travaillé dans et sur le seul Yémen, a donc mis en place les conditions lui permettant d’œuvrer dans sept pays dans des contextes socio-politiques parfois difficiles et avec des moyens financiers limités. En particulier, son personnel sait combiner le travail à distance au présentiel sans jamais rien céder à l’exigence. Cela n’est jamais simple –combien d’administrations, trop procédurières et sclérosées par un manque de souplesse et une frilosité machinale, se sont montrées insuffisamment préparées aux changements (parfois rapides) qui s’imposent ? Cela n’est jamais simple d’autant plus lorsqu’on opère dans des zones où les connexions internet (et même parfois téléphoniques) sont aléatoires. L’essentiel est de baser les relations professionnelles sur la confiance et l’exigence. Car comment croire que le travail à distance puisse être efficace sans un management fondé sur la responsabilisation, la confiance et l’exigence ?
Malgré la crise du COVID-19, le CEFAS a donc continué son activité et à la faire évoluer en fonction de l’actualité. Il est fermé au public ; seul le directeur et, en cas de nécessité, certains agents, y sont présents. En effet, le CEFAS est aussi un lieu qui exige d’être entretenu. Les chercheurs, étudiants et stagiaires qui y logent doivent l’être dans les meilleures conditions possibles, en temps de confinement ou non.
La gestion du quotidien est devenue plus compliquée. L’approvisionnement en eau, les réparations de plomberie, le renouvellement de l’abonnement Internet, l’entretien du jardin, le nettoyage du bâtiment… exigent patience et parfois ingéniosité. En matière scientifique, la crise a évidemment eu pour conséquence d’interrompre tous les chantiers archéologiques dont le CEFAS est partie prenante, les missions des chercheurs et des étudiants, ainsi que les enquêtes qui exigent une présence physique. Elle ralentit le travail de fourmi qui permet de construire des relations de confiance avec les acteurs de la recherche. Chacun sait qu’il est vain d’espérer œuvrer dans les sociétés péninsulaires avec quelque efficacité sans une connaissance approfondie des hommes et des institutions. Le contact doit être le plus régulier possible. Le téléphone et la visioconférence, voire le mél et la communication via les réseaux sociaux, ont dû prendre le relais. Les chercheurs et les étudiants du CEFAS continuent à quotidiennement échanger avec leurs collègues péninsulaires. Une fois le choc du confinement passé, la plupart d’entre eux se sont posés en observateurs attentifs, bien que souvent peu diserts autrement que lors de conversations privées, de la crise. Pis-aller certes. Mais le propre du chercheur n’est-il pas de s’accommoder des contraintes, d’autant plus dans la péninsule Arabique, où le philologue a l’habitude, pour avancer ses travaux, de se procurer des copies de manuscrits qu’il n’aura jamais l’occasion de manipuler car ils sont inaccessibles ? Pensons aussi au sociologue ou au politiste qui s’affranchissent des questionnaires préétablis afin de ne pas heurter la sensibilité de leurs interlocuteurs mais n’en poursuivent pas moins patiemment leur but.
Quant aux évènements scientifiques et aux cycles de conférence, certains ont été reportés, d’autres réorientés, d’autres encore reconfigurés. En effet, le CEFAS et ses partenaires ont saisi l’opportunité de se lancer dans l’organisation d’E-manifestations. D’ailleurs, depuis deux ans au moins, des chercheurs du CEFAS conscients des coûts (humain, carbone, financier) inhérents à la participation à des colloques et à des réunions, proposent d’y participer à distance. Déjà, en décembre 2019, le comité éditorial de la revue du CEFAS, Arabian Humanities, s’était déroulé en visioconférence. C’est donc bien volontiers que le CEFAS et ses partenaires ont décidé de transformer en E-Workshop la manifestation (pilotée au CEFAS par Frédéric Lagrange), prévue initialement en avril 2020, sur l’onomastique et la toponymie dans les centres urbains de la péninsule Arabique. Il se tiendra le 20 novembre 2020 (Fig. 2 et https://cefas.cnrs.fr/spip.php?article756).
L’équipe du CEFAS s’est aussi attachée à réfléchir à la crise COVID-19 : à sa gestion et à ses conséquences à court et à long terme, dans des sociétés trop souvent caricaturées en Europe et dans le monde, sans doute du fait de la permanence de représentations anciennes mais aussi parce que les études de terrain, celles que le CEFAS promeut, y sont encore trop rares : trop « d’experts » dont la voix porte en France et parfois en Europe connaissent mal les hommes et les sociétés péninsulaires, notamment parce qu’ils s’y rendent pas ou trop peu souvent, et/ou qu’ils n’ont pas même une pratique débutante de la langue arabe.
Le CEFAS a mobilisé son équipe et le réseau de chercheurs associés qu’il avait sagement décidé de créer il y a plus de dix ans, alors même que le surgissement de la guerre au Yémen lui imposait de se repenser. Porté par un « idéal intellectuel collectif » (Pierre Bourdieu), le centre ne cesse, depuis trois ans, de l’élargir en y intégrant des chercheurs péninsulaires.
Tous les chercheurs sont conscients que le temps de la recherche n’est pas celui, ou du moins pas seulement, celui de la réaction immédiate. Délimiter un objet d’étude en essayant (croyons-y !) de se garder des schèmes cognitifs dont ils héritent et des a priori idéologiques qui les guident ; effectuer aussi, au moins discrètement lorsque la pression étatique est trop forte, un « pas de côté » (Michel de Certeau) vis-à-vis des institutions où ils exercent leur métier et qui les rétribuent ; tenir compte des sensibilités qui traversent les sociétés où ils opèrent et qu’ils étudient sans pour autant sacrifier à l’exigence scientifique qui les porte ni verser dans l’autocensure ; formuler donc en conscience des hypothèses de travail ; rassembler une documentation et mener des enquêtes de terrain ; réorienter si nécessaire les hypothèses formulées à l’aune des premiers résultats… : l’homo academicus qui travaille dans et sur la péninsule Arabique est tributaire d’une démarche et de précautions méthodologiques et politiques qui doivent théoriquement lui permettre de travailler dans la meilleure des quiétudes possibles, et de ne pas verser dans « l’expertise » à tout crin ni jouer à « prévoir la gloire ou la catastrophe » (C. Wright Mills [7]) dont tous les spécialistes du monde arabe connaissent les dérives. Chacun a en mémoire les discours simplistes et les aveuglements qui ont trop souvent conduit à mésinterpréter les mouvements communément rassemblés sous l’appellation de « printemps arabes » et, plus généralement, les reconfigurations géopolitiques et les transformations culturelles, sociales et économiques qui depuis des décennies violentent et transforment en profondeur l’Orient arabe.
Les chercheurs savent aussi qu’ils sont des observateurs privilégiés des évolutions sociétales que leur formation, leurs travaux passés et en cours, ainsi que plus généralement leur pratique quotidienne du monde arabe, leur permettent d’appréhender avec quelque pertinence. Cette expérience est précieuse. Pour l’heure, ils partagent leurs impressions et leurs analyses lors d’une E-réunion hebdomadaire consacrée à crise du COVID-19 et à ses répercussions. Elle réunit l’ensemble de l’équipe et, lorsque cela est possible, des doctorants et des chercheurs associés.
Le CEFAS a pris d’autres initiatives. Les réorientations des travaux des chercheurs vont de soi : comment pourraient-ils ne pas tenir compte des bouleversements auxquels ils assistent ? La crise du COVID-19 est un « fait social total » (comme aime à le rappeler Laurent Bonnefoy, chercheur au CEFAS) qui ne peut que stimuler la communauté scientifique. D’ailleurs, ils ont aussi réfléchi aux projets spécifiques qui pourraient être lancés, en particulier des enquêtes sur la spatialité du virus ou sur ses conséquences économiques et ses répercussions sur la relation à la mondialisation des pays du Conseil de Coopération des États Arabes du Golfe (CCEAG). En outre, le CEFAS a décidé de mettre en place un E-séminaire, dont la première séance est prévue le 5 mai. Les autres UMIFRE du monde arabe ont été invitées à y participer et à le co-organiser. SOCOSMA (Séminaire d’Observation du Covid-19 dans les Sociétés du Monde Arabe), qui est piloté par deux chercheurs du CEFAS (Frédéric Lagrange et Laurent Bonnefoy), est donc un séminaire régional appelé à devenir un des lieux où la gestion et les conséquences de la crise du COVID-19 dans le monde arabe sont analysées avec les précautions méthodologiques que j’ai évoquées. Enfin, l’équipe du CEFAS s’est lancé dans la publication de billets du type de celui que je rédige (COVID-19 in the Arabian Peninsula. Researchers facing a crisis) et d’articles d’analyse et de prospective à large diffusion, en partenariat avec Orient XXI.
D’autres institutions péninsulaires essaient de contribuer à une meilleure compréhension du phénomène COVID-19. Il n’y a pas lieu ici à les énumérer. Contentons-nous donc de deux exemples. Le premier concerne le Markaz al-Ǧazīra li-l-dirāsāt (Doha, Qatar), qui a organisé, le 7 avril, une conférence sur « La crise du Corona et ses répercussions économiques dans l’aire arabe » (Fig. 3). Le second renvoie à une entreprise plus ambitieuse : les 20 et 21 avril, le Département d’histoire et d’archéologie de l’université du Koweït a organisé son premier E-colloque international, intitulé « Les épidémies à travers l’histoire » (al-Awbi’a ‘abr al-ta’rīḫ).
Voir et faire voir
Temporalités
Les organisateurs du E-colloque de l’université du Koweït ont choisi de se décentrer et d’apporter des éléments de réflexion sur la crise actuelle à partir d’études sur les pandémies du passé. Une telle démarche est assez commune et scientifiquement justifiée, même s’il faut évidemment se défier de toute tentation à « l’historisme » que Nietzche vilipendait tant [8]. Toutefois, comment appréhender un phénomène comme la crise que nous vivons autrement que dans ses différentes temporalités ? Certes, à l’image du savant polymathe al-Maqrīzī (m. 1442) s’interrogeant sur la crise qui touche l’Égypte en 806 de l’hégire (1403-1404), il est difficile, lorsqu’on réagit « à chaud », de ne pas penser un tel évènement comme une rupture, soit une coupure brutale dans l’histoire de la péninsule Arabique et évidemment du monde auquel elle est tant connectée. Lā ta‘ūd al-umūr kamā kānat sābiqan (« Plus rien ne sera comme avant »), se sont d’abord empressés de répéter, avec espoir mais non sans aussi, parfois, une pointe d’inquiétude, mes collègues péninsulaires. Pourtant, al-Maqrīzī lui-même avait fini par proposer une interprétation au long cours du phénomène qui l’avait tant perturbé [9] et, d’une certaine manière, par reconnaître que les sociétés humaines évoluent beaucoup plus lentement que les hommes peuvent l’espérer, et pas toujours comme ils le souhaitent.
Truismes
La crise du COVID-19 doit donc être appréhendée dans son immédiateté mais aussi dans un temps plus long, en s’appuyant sur la meilleure connaissance possible des sociétés qu’elle touche, et à différentes échelles spatiales, locale, nationale, régionale et internationale. À vrai dire, ce constat tient du truisme ; il vaut pour les sociétés de la péninsule Arabique comme pour l’ensemble des sociétés humaines. Elles ne réagissent qu’en fonction de leurs possibilités qui sont déterminées par leur état lorsque la crise surgit.
Autre truisme : la crise est un révélateur sans pareil des dynamiques, des forces et des faiblesses qui caractérisent les sociétés, dont il faut évidemment toujours rappeler que leur appartenance à une même aire culturelle ne les rend pas pour autant uniformes. Dans le cas de la péninsule Arabique, leur diversité peut sauter aux yeux, même s’il est difficile de nier qu’elles ont bien des traits communs. Toutes n’ont pas réagi en même temps et de façon identique à la diffusion du COVID-19. J’ai déjà souligné que le Koweït a été le premier pays à prendre des mesures de strict confinement des populations et de réduction de l’activité économique et culturelle. À l’heure où j’écris, les Émirats arabes unis ont assoupli les mesures d’isolement et de confinement depuis le début du Ramadan, alors que le Koweït a au contraire étendu le couvre-feu.
Des réponses nationales
D’ailleurs, la réponse au COVID-19 a été et est toujours avant tout nationale, la crise confirmant comme en Europe l’affaiblissement et l’impuissance des organisations supranationales, en l’occurrence le CCEAG, que la guerre au Yémen et le blocus du Qatar par l’Arabie saoudite et ses alliés avaient déjà mis en lumière. Cependant, quelques initiatives régionales ont été prises, notamment en matière économique. Il faut dire que le cocktail « effondrement du prix du pétrole/mise en sommeil de l’activité économique » s’avère explosif. Il a même pu provoquer (comme ailleurs dans le monde) une certaine panique dans les milieux financiers péninsulaires qui plus encore que lors de la crise bancaire et financière de 2008, se demandent si les fondements du système économique mondialisé dont ils sont partie prenante ne va pas s’écrouler [10]. Leur anxiété est patente. Il paraît difficile aux hommes et aux femmes de ce milieu (comme à tout individu plus ou moins enfermé dans ses schèmes cognitifs) d’imaginer d’autres structures économiques que celles qu’ils connaissent.
Des concertations ont aussi été annoncées en matière sanitaire. Une instance régionale, le Maǧlis al-ṣiḥḥa li-duwal maǧlis al-ta‘āwun (officiellement traduit en anglais par : « Health Gulf Council »), qui a été créé en 1976 et affiche une volonté de mettre en place une stratégie unitaire en matière de santé (Fig. 4), déploie une communication sur le COVID-19 qui met par exemple l’accent sur la gratuité des soins offerte à tous les habitants [11].
Des systèmes de santé inégaux
Dans une certaine mesure, la crise met à nu les sociétés, ou plutôt dénote leur degré de vulnérabilité et leur capacité de réaction. Il va de soi que les choix effectués dans la péninsule Arabique s’expliquent notamment par les ressources des différents pays, et par leurs structures économiques et sociales. Comme en Europe, où l’Allemagne dispose de structures hospitalières plus solides que la France, l’Italie ou l’Espagne parce qu’elles n’y ont pas subi les mêmes politiques de réduction des dépenses, les systèmes médicaux y sont inégaux, notamment parce que les investissements (qui certes y ont presque partout été importants pour la médecine dite de confort) y ont été variables.
Ravagé par la guerre et ses terribles effets sanitaires et humanitaires, le Yémen ne peut être comparé aux six autres pays, dont les autorités sont généralement conscientes que les dépenses de santé par habitant y demeurent insuffisantes, mais où les situations sont variables : le nombre de lits d’hôpitaux pour 1000 habitants varie de plus de 55% d’Arabie saoudite en Oman [12]. Des projets stratégiques y ont récemment été exposés, qui prévoient généralement d’augmenter les investissements en matière de santé publique. Ainsi, en Oman, un des objectifs affichés par le projet al-Ṣiḥḥa 2050 (« Santé 2050 ») est de faire croître les budgets de santé (ziyādat tamwīl al-niẓām al-ṣiḥḥī) [13].
L’État en question ?
Ne perdons pas de vue, aussi, que ces choix sont aussi culturels et politiques. Les sociétés péninsulaires sont engagées depuis plusieurs décennies dans des processus de construction identitaires que les États s’attachent à maîtriser en tentant d’éviter qu’ils débouchent sur une perte générale de repères synonyme de remise en cause de l’ordre social et politique, l’affadissement des solidarités et la fragmentation sociale. L’avenir dira si la crise du COVID-19 aura pour conséquence de renforcer les États ou si, comme Naomi Klein l’a postulé pour d’autres « chocs », de les affaiblir et de donner l’occasion d’imposer des réformes ultralibérales qui réduisent leur champ d’action [14].
Pour l’heure, les États déploient d’importants efforts pour gérer la crise et apparaître d’une part comme transparents, d’autre part comme les garants de la cohésion nationale et de la protection des citoyens et de l’ensemble des habitants. Les citoyens installés à l’étranger ne sont pas oubliés –leur rapatriement est organisé par les États. Même si elles semblent parfois consultées (ainsi en Oman), les autorités religieuses s’effacent devant le pouvoir politique. La crise ne paraît pas provoquer de véritable interrogation/débat sur le poids de l’État et les réformes que les organisations internationales comme la Banque mondiale appellent de leurs vœux : celle de l’État mais aussi celle d’un secteur privé largement dominé par le système des monopoles d’importation (parfois dit wikāla) [15]. Pourtant, les conséquences économiques induites (ou potentiellement induites) par la crise du COVID-19 et par l’effondrement du prix du pétrole sont largement commentées. Les petites entreprises et les commerces, qui contribuent il est vrai peu aux richesses nationales, sont sous pression. Les faillites menacent ; dans tel ou tel pays, le secteur bancaire réfléchit déjà à définir lesquels seront sacrifiés. On réaffirme ponctuellement que les grands plans de modernisation et de transformation de l’économie lancés ces dernières années ne seront pas remis en cause voire accélérés. Des plans de soutien à l’économie et la création de fonds spéciaux ont été annoncés et/ou discutés, mais leur mise en œuvre n’est pas toujours aisée et peut être retardée. Au Koweït, le parlement est consulté et discute vigoureusement les plans de réduction du déficit. La presse y rapporte régulièrement les annonces gouvernementales et les tensions que génèrent les modalités d’utilisation des réserves financières.
C’est qu’il s’agit de rassurer des hommes et des femmes forcément inquiets voire désorientés devant la disparition réelle ou potentielle de centaines de milliers d’emplois et l’atomisation de facto des relations sociales. Théoriquement, le confinement resserre les liens à l’intérieur du cercle familial. Mais il réduit les relations entre les groupes sociaux. On réorganise son calendrier et ses activités. Les plus fortunés se sont installés dans les demeures qu’ils possèdent loin de la ville. Des tentatives de mettre en œuvre des formes de dīwāniyya et/ou de rabga virtuelles sont signalées au Koweït. Partout, les réunions de travail virtuelles ont tendance à devenir la norme parmi les cadres et dans les universités et les écoles qui ont fini par mettre en place l’E-enseignement. Il est possible que cela ait pour conséquence d’imposer une transformation des règles en cours (et donc une libéralisation accélérée ?) en matière de communication virtuelle, l’utilisation de certaines applications étant interdites dans certains pays (cette question est en cours d’étude par Frédéric Lagrange, chercheur au CEFAS). La pratique de la marche ou d’un autre sport individuel à domicile ou pendant les heures de sortie autorisée paraît connaître un succès grandissant. Il faut bien passer le temps et calmer ses angoisses.
Des sociabilités réduites à peau de chagrin
Les États s’attachent à les calmer ; parfois, le secteur privé met la main à la pâte (Fig. 5). Les États ont mis en place une communication sur le COVID-19 et sa gestion qui s’est rapidement imposée comme incontournable. La communication gouvernementale donne le ton. Chaque jour, des chiffres sont égrenés sur les sites gouvernementaux et les réseaux sociaux ; ils sont soigneusement repris par la presse.
Il semble que l’activité sur les réseaux sociaux se soit réduite et normée, ou du moins ait évolué. Par exemple, les « posts » et autres maléfices virtuels dédiés au coronavirus qui prennent le ton de l’humour ont, au début de l’épidémie surtout, fait florès. Cependant, la cessation d’activité, le confinement et le choc psychologique qu’ils induisent, semblent bien avoir réduit l’expression collective, même sur les réseaux sociaux. Il faut dire que tous les espaces de sociabilité, même virtuels, se sont restreints. D’autres éléments d’explications peuvent être avancés. Cela pourrait simplement s’expliquer par l’effet dissuasif des arsenaux juridiques déployés par tous les États pour lutter contre les « fake-news ». Cependant, il faut aussi se demander s’il ne faut pas simplement y voir un signe du consentement (et de l’efficacité de sa « fabrique ») au moins d’une partie des habitants (et plus particulièrement dans certains pays, comme Oman) qui adhèrent à une forme « d’union sacrée ». Enfin, il y a bien des manières d’interpréter les silences, qui peuvent dénoter l’attentisme et l’anesthésie, l’adhésion (même temporaire) ou tout au contraire la peur voire la défiance de minorités, qui en Arabie saoudite sont nombreuses dans les régions qui ont été les premières à être confinées.
Pourtant, au début de la crise, si ce n’est encore une fois au Yémen (qui de toute façon n’était pas encore affecté par le COVID-19), on n’hésitait pas à réaffirmer sa confiance en la capacité du système de santé à faire face. Citoyens et étrangers s’accordaient à reconnaître qu’ailleurs, en Europe surtout, la situation était bien plus inquiétante. De tels discours subsistent même si dans la péninsule Arabique comme ailleurs, des interrogations se font jour, notamment quant aux stratégies et aux protocoles médicaux mis en œuvre et à la capacité d’un système dont on connait les manques à lutter contre le fléau au bénéfice de tous. D’où parfois le recours à des médecines parallèles et/ou au divin. C’est que comme en d’autres temps et en d’autres lieux, la pandémie peut ronger les âmes jusqu’à conduire au suicide (quelques cas de personnes ne supportant pas d’être infectées ont été signalés). La peur devient diffuse. Elle peut provoquer un repli sur soi, sa famille, sa communauté. Le racisme surgit alors, virulent, désignant les étrangers comme responsables de la diffusion du virus. De telles accusations ont été parfois proférées dans la péninsule Arabique. Elles sont dénoncées par les autorités qui rappellent l’existence d’une législation coercitive (ainsi aux Émirats arabes unis) ou réaffirment simplement lutter contre ce fléau. La presse publie aussi des articles et des tribunes sur le sujet, voire organise des débats pendant lesquels on s’interroge volontiers sur les racines d’un mal ancien, dont des échanges sur les réseaux sociaux montrent qu’il peut être profondément ancré dans la société [16].
L’inégalité face au COVID-19
Car il faut se souvenir que les citoyens sont minoritaires dans la plupart des sociétés péninsulaires. Là encore, dès le déclenchement de la crise, l’évidence ne pouvait que s’imposer : un des enjeux majeurs qu’elle allait véhiculer était celui de la gestion des immigrés de travail non européens, souvent dits « expatriés » dans la région, qui vivent largement dans des espaces distincts, à forte densité et dans des conditions sanitaires susceptibles de faciliter la diffusion du virus. À des degrés certes divers, les sociétés du CCEAG sont multiethniques et multiculturelles. L’arabe y est la langue officielle, l’anglais une langue de communication très pratiquée, mais d’autres langues et dialectes y ont cours, urdu, cingalais, pachtou, etc. (Fig. 6).
Les immigrés de travail non européens, regroupés en communautés peu poreuses, ont développé leurs propres réseaux de solidarité, qui sont mis à mal par la crise et le confinement. Ils disposent aussi de leurs propres canaux de communication, tout particulièrement sur les réseaux sociaux. Ils y expriment leurs propres angoisses, qui sont d’autant plus exponentielles lorsque leurs sources de revenus disparaissent et qu’ils ne peuvent plus payer de loyer. En outre, ils constatent que les chiffres publiés par les autorités montrent qu’ils sont les plus touchés par le virus. Ainsi, aux Émirats arabes unis, à Bahreïn ou au Koweït, la grande majorité des hommes et des femmes ayant contracté le COVID-19 sont des étrangers. Il est vrai qu’ils y constituent largement la majorité de la population. En revanche, cela n’est pas le cas en Arabie saoudite (ils représenteraient autour de 30% des habitants du pays), où le ministère de la santé considérait, le 5 avril, que 47% des personnes touchées par le coronavirus étaient de nationalité saoudienne. Depuis, le virus affecte un nombre toujours plus important « d’expatriés » (par exemple, 83% des 1351 nouveaux cas signalés le 30 avril concernent des non Saoudiens).
Là encore, l’inégalité sociale devant la maladie et la mort est une constante de l’histoire de l’humanité. De tout temps, sauf exception, les classes dites « populaires » ont été les plus vulnérables et les moins protégées. C’est aussi le cas concernant la pandémie du COVID-19, qui lors de son déclenchement parait avoir touché les élites les plus mobiles et les plus connectées. La spatialisation du virus reste évidemment à étudier. Pour l’heure, il semble que des zones urbaines où les immigrés de travail non européens sont majoritaires sont les plus affectées. Ce sont celles aussi où le confinement et l’enfermement sont les plus stricts. Au Qatar, la zone dite « industrielle », située dans la périphérie de Doha et qui est occupée par des migrants, a été très tôt fermée. Dans plusieurs pays, ont été installés des camps d’isolement, dits parfois de quarantaine, ou de transit (avant l’expulsion/le retour dans leur pays d’origine pris en charge par l’État), etc. L’État les encadre et contrôle les entrées et les sorties, y procure nourriture et autres produits nécessaires, avec l’aide parfois d’associations qui témoignent de solidarités extra-communautaires.
Qu’ils y vivent ou non, ces zones suscitent l’inquiétude des immigrés. Ils expriment parfois directement ou à mots voilés leurs peurs et leur mécontentement sur les réseaux sociaux, plus rarement pour l’heure physiquement. Des organisations humanitaires ont dénoncé des conditions de vie et d’enfermement précaires voire discriminantes. Des États se sont attachés à les rassurer. Ainsi, l’Arabie saoudite a réaffirmé son attachement aux standards internationaux après avoir été critiquée suite à l’expulsion, début avril, de travailleurs éthiopiens. Le 15 avril, le Qatar a publié un communiqué sur des travailleurs « rapatriés » (tarḫīl ‘adad min al-‘amāla al-wāfida ilā bilādi-him) où il exprime le même attachement (Fig. 7).
Ainsi donc, la crise révèle de nombreux enjeux et jette une lumière parfois crue sur les dynamiques sociales et politiques les plus prégnantes. Comme ailleurs dans le monde, les sociétés tentent de faire face comme elles le peuvent au fléau, avec leurs armes et conformément à ce que l’on pourrait nommer leurs habitus – concept bourdieusien que je détourne pour simplement renvoyer à un système de dispositions très ancrées dans une société qui conduit les individus qui la constituent à agir ou à réagir d’une certaine manière [17]. Il sera d’ailleurs intéressant de comparer les modalités d’actions y ayant prévalu par le passé lorsque d’autres phénomènes épidémiques perçus comme des catastrophes majeures ont touché la péninsule, afin d’identifier des permanences, des ruptures et des continuités.
Pour l’heure, le nombre de personnes malades et de morts qui sont publiés par les autorités y sont sans commune mesure avec ceux de l’Europe de l’Ouest, dont la situation a parfois été assimilée, dans la péninsule Arabique, à un chaos. Ce sont ceux qui intéressent au premier chef les hommes et les femmes qui y vivent.
Lā ta‘ūd al-umūr kamā kānat sābiqan ? Qui est réellement capable de répondre à une telle question avec quelque certitude ? Du moins est-il clair que les transformations profondes qu’ici ou là, des intellectuels appellent de leurs vœux, concerneraient de si nombreux champs qu’ils pourraient bouleverser des sociétés qui depuis un demi-siècle au moins s’attachent à gérer la reconfiguration géopolitique en cours au Moyen Orient en préservant au mieux l’ordre social et politique.