AXE V

AXE V
Langues et littératures de la péninsule Arabique
L’ambition de cet axe est de fédérer les travaux portant sur les langues et les littératures de la péninsule Arabique et d’arriver à en étudier les différentes dimensions dans une perspective non seulement hyperspécialisée et érudites relevant de la linguistique et des sciences de la critique littéraire (travaux dédiés aux variétés de l’arabe, documentation des langues éteintes et analyse des formes de la création littéraire et de l’écriture romanesque, poétique, etc.)
mais aussi transversale et complémentaire visant à souligner les solidarités qui existent entre l’expression de l’imaginaire littéraire et les formes linguistiques qui en sont le véhicule. Le choix d’étudier ensemble les langues et les littératures permet d’aborder le statut de la langue dite « littéraire », mais aussi de comprendre le déploiement, au sein des différentes sortes d’écritures, d’une réflexion sur les registres de langue employés par les écrivains. Les travaux menés par les chercheurs du CEFREPA tiennent compte des dimensions esthétiques, des formes narratives ou des variations linguistiques qui affectent les productions orales et écrites. Le fait d’approcher ces dimensions aussi bien sous l’angle de la spécialisation dans tel ou tel point de la linguistique et de la critique littéraire qu’à partir d’approches transversales et comparatistes vise à documenter des langues menacées de disparition ou des poésies orales qu’il faut mettre en valeur, tout en permettant d’avancer dans la connaissance des réalités linguistiques et littéraires de la péninsule Arabique.
I. Linguistique de la péninsule Arabique
La péninsule Arabique représente une aire linguistique dans laquelle de nombreuses langues – éteintes et vivantes – demeurent encore peu connues : peu documentées et donc peu analysées. En effet, outre l’arabe standard, langue officielle et de communication, on relève de nombreuses variétés d’arabe (qui sont acquises par les locuteurs comme langue maternelle, et qui correspondent à des systèmes linguistiques distincts de l’arabe standard), des langues vivantes de la famille sémitique, distinctes de l’arabe, des langues sémitiques éteintes (minéen, qatabanien etc), dont certaines n’ont pas encore été déchiffrées dans leur totalité, enfin des langues vivantes non sémitiques, par ex. le kumzari, langue indo-iranienne (famille indo-européenne) parlée dans la péninsule de Musandam en Oman, aux EAU et en Iran. Un nombre important de ces langues étant en danger, le rôle du CEFREPA en tant qu’observatoire privilégié de la diversité linguistique dans la péninsule Arabique est crucial.
A. Documentation et analyse des langues.
Il s’agit dans un premier temps de documenter un ensemble aussi large que possible de langues, chacune étant conçue comme un système autonome.
a) Variétés d’arabe. Divers chercheurs ont produit des descriptions et analyses importantes des variétés d’arabe parlées en péninsule Arabique, selon diverses perspectives – comparatistes, expérimentales, descriptives, théoriques etc. (cf. entre autres, les travaux de Behnstedt, Bettega, Davey, Eades, Holes, Idrissi, Prochazka). En s’appuyant sur ces résultats, les chercheurs du CEFREPA continuent à documenter ces variétés, par ex. A. Manoubi et F. Lagrange ont transcrit et traduit un corpus important de l’extrait de la websérie « Yawmiyyāt Mṣabbaḥ Barbecue » (2021, arabe omanais) et des travaux sont en cours pour documenter le parler arabe de la tribu al-kaθīrī, très peu décrit jusqu’à présent, parlé dans le Dhofar, en Oman. Dans le domaine de l’étude des variétés d’arabe en péninsule, des collaborations avec les institutions pertinentes dans la région, par ex. avec le Neuroscience of Language Lab (NYU-Abu Dhabi, UAE) et Qatar Univ, pourraient être envisagées.
b) Langues vivantes distinctes de l’arabe. Le CEFREPA est un acteur incontournable dans l’étude actuelle des langues sudarabiques modernes. Depuis 10 ans, le CEFREPA est impliqué de façon continue dans des projets de recherche sur ces langues avec des financements importants : partenaire du projet ANR OmanSaM (2013-2017) et du réseau IRN ALL (2020-2024) (coord. S. Bendjaballah), porteur du projet ANR Almas (2020-2024, coord. J. Dufour). Il contribue également au premier plan à la formation à la recherche dans le domaine : actuellement, 2 doctorants financés, en lien avec le CEFREPA, travaillent sur ces langues (2020-2023 : allocation doctorale Almas A. Manoubi, qui proposera la première description complète du hobyot, langue sur laquelle la documentation est extrêmement réduite ; 2019-2022 : allocation doctorale SMI CNRS-INSHS A. Kungl, qui fournira la première analyse complète du système nominal du mehri d’Oman). Cependant, malgré ces résultats importants, il reste encore beaucoup à faire : étude des variétés de mehri (Yémen, Oman, Arabie Saoudite), de jibbali, et de hobyot, analyse linguistique de la poésie orale populaire (funūn) par ex. Grâce aux relations continues et étroites développées sur le terrain, des partenariats avec les acteurs locaux (notamment le Centre d’Etudes Omanaises et le département d’histoire de SQU à Mascate) ont pu être mis en place. Cette collaboration est destinée à être approfondie et à donner lieu à diverses manifestations scientifiques à l’avenir.
c) Langues éteintes. Les épigraphistes associés au CEFREPA sont impliqués au meilleur niveau dans l’étude des langues éteintes de la péninsule : cf. délégation CNRS de M. Arbach en cours, missions de terrain régulières en Arabie Saoudite, Oman. Ce volet s’effectue naturellement en collaboration avec les archéologues.
d) Quant au kumzari, à part 2 articles (Anonby 2011, 2012), un mémoire de M2 (Tabet 2019), tout reste encore à faire.
B. Variation et contact de langues.
La variation linguistique est un phénomène massif dans les langues, en péninsule Arabique comme ailleurs. Cependant, la variation n’est pas arbitraire : les traits linguistiques constituent des ensembles, qui varient de façon cohérente et définissent ainsi des classes typologiques. C’est dans cette perspective que se placent les travaux sur la variation linguistique menés au CEFREPA. L’une des questions en lien avec la variation est celle du changement dû au contact linguistique. La péninsule Arabique a et est toujours une aire dans laquelle les contacts de langues sont intenses : contact entre l’arabe standard et les variétés régionales d’arabe, entre l’arabe et les langues sudarabiques modernes, entre les variétés régionales d’arabe et les langues des populations migrantes etc. En outre, les évolutions sociales rapides dans la région et les transformations qui y sont associées doivent être prises en compte pour une compréhension correcte du conditionnement sociolinguistique du changement linguistique.
L’un des axes de recherche des linguistes du CEFREPA vise donc à une meilleure compréhension de la variation linguistique et du contact de langues. Les chercheurs du CEFREPA combinent différents niveaux d’analyse (phonologique, morphosyntaxique, pragmatique, typologique, sociolinguistique) afin de pouvoir prendre en compte la nature multifactorielle de la variation et du contact linguistique.
En particulier, les contacts de part et d’autre de la mer Rouge ont une longue histoire et les mouvements de populations entre la corne de l’Afrique et la péninsule Arabique sont toujours intenses. L’aire constituée par la corne de l’Afrique et la péninsule Arabique est donc un objet d’étude cohérent, au croisement de plusieurs disciplines : archéologie, histoire, génétique, géographie, linguistique, sciences politiques etc. Au plan linguistique, les similarités entre certaines langues de la corne de l’Afrique et certaines langues du sud de la péninsule Arabique (par ex. entre langues éthio-sémitiques et sudarabiques modernes) font débat. Plusieurs chercheurs associés au CEFREPA étant spécialistes de langues de ces deux zones (cf. aussi le réseau IRN-ALL), toutes les conditions sont réunies pour avancer sur cette question. Il serait à cet égard intéressant d’explorer les pistes de collaboration avec le CFEE.
Pour conclure, les travaux menés par l’équipe linguistique de l’axe L&L du CEFREPA visent à 1) produire des descriptions solides et aussi complètes que possible des langues parlées en péninsule Arabique dans toute leur diversité, afin d’établir une base empirique fiable pour des recherches ultérieures, et 2) proposer une perspective comparative des systèmes linguistiques de la région. Ces travaux répondent à un double enjeu, de documentation des langues, en collaboration avec les locuteurs de ces langues, tant qu’il est encore temps, et d’analyse linguistique. En ce sens, ces travaux contribuent de façon nette à la préservation du patrimoine culturel immatériel de la péninsule Arabique.
II. Renouvellement des écritures littéraires
La recherche sur les littératures du Golfe est quasiment un territoire à découvrir étant donné le nombre limité d’études qu’elle a suscité dans le champ académique francophone et international, en particulier en ce qui concerne la prose. La raison principale en est sûrement la relative jeunesse de la littérature en prose, du roman en particulier, tandis que la poésie a bénéficié d’une histoire enracinée dans la tradition des pays de la zone (cf. notamment les travaux de Clive Holes, Marcel Kupershoek, Julien Dufour et Saad Abdullah Sowayan, ces deux derniers ayant publié dans Arabian Humanities).
A. Les tendances récentes de la prose et du roman
On date généralement les balbutiements de la prose littéraire dans les pays de la péninsule aux années 1930 (Les jumeaux, du saoudien al-Ansari 1930), mais c’est dans les années 1990 que le roman va manifester sa vitalité et se faire une place à la fois dans le champ littéraire arabe et dans le champ international. Cette entrée est d’autant plus remarquable que la production de cette partie du monde arabe encore peu connue va être à la pointe du renouvellement des esthétiques arabes, en particulier à travers la liberté de ton et le caractère transgressif des thématiques abordés. C’est le fait d’une génération de nouveaux écrivains, généralement jeunes, dont certains n’auront qu’une carrière courte, et qui bouscule un certain nombre de tabous et d’habitudes d’écriture. Alors que la littérature est entrée dans une ère de désillusion après l’effondrement des grandes idéologies, l’invasion du consumérisme et le renoncement face aux pouvoirs autoritaires ou aux discours sociaux conservateurs, leur critique souvent violente de l’hypocrisie sociale et des tabous moraux, religieux ou politiques porte d’autant plus fort qu’elle émane de sociétés considérées comme conservatrices. Le mouvement est aussi marqué par la présence massive des femmes. Leur production, qui stigmatisait très largement les relations masculin-féminin, s’est emparé dès le début du XXIe siècle de thématiques plus larges et s’inscrit dans les grandes orientations qui caractérisent la plupart des pays de la péninsule. C’est une période prolifique (on parle de tafra romanesque) dont la dynamique n’a pas faibli jusqu’à aujourd’hui.
Le roman exprime des expériences humaines, en prise avec une réalité vécue, dont il rend à la fois les réussites et les failles et dont on peut synthétiser les grandes lignes ainsi :
– Le roman témoigne de l’évolution des sociétés et de l’émergence d’un individu moderne, tout autant attaché à une identité collective que de se voir reconnu dans ses spécificités et dans ses libertés. Il met en scène des personnages attachés à leur environnement, dont ils apprécient et défendent les spécificités, tout autant qu’ils critiquent la marginalisation, la discrimination de certains ou la façon dont les individus peuvent être broyés par le collectif. C’est le cas en particulier des œuvres qui abordent la question des relations féminin-masculin, de la marginalisation des êtres en fonction de leurs origines (sociales, géographiques ou religieuses), ainsi que celles qui évoquent le racisme, l’esclavage ou, particulièrement au Koweït, le statut des apatrides, les Biduns. La violence sociale et politique est ainsi au centre d’une grande partie des romans publiés aux XXe et XXIe siècles, en particulier au Yémen, en Arabie Saoudite et au Koweït.
– Le roman participe largement de la réflexion identitaire de pays qui ont connu des mutations profondes depuis leur indépendance politique et participe au débat autour du concept de « khaleejness ». La question de la migration, du contact avec l’étranger, que la littérature arabe connaît bien depuis ses débuts, fait partie des thématiques du roman, mais elle se trouve revisitée à travers le prisme de la mondialisation qui brouille les délimitations nationales et interroge l’existence même de la citoyenneté. Ce n’est plus une expérience personnelle, mais bien une interrogation sur les appartenances collectives qui est exposée.
– La réflexion identitaire s’accompagne d’une exploration de l’Histoire, de la mémoire et des espaces géographiques et symboliques. Le roman historique est un genre bien vivant et il revient notamment sur la période de la présence britannique ou portugaise, ou plus récemment sur les guerres qui ont secoué le Koweït et le Yémen. De façon plus large, nombreux sont les textes qui reviennent sur des événements du passé pour les réinterpréter, les réécrire au prisme de la réalité présente. Ils évoquent un monde d’avant (celui du désert, du quartier traditionnel ou de la mer des pêcheurs et des plongeurs) et esquissent à travers les textes une nouvelle cartographie de la péninsule, basée sur la reconstruction mémorielle et historique. Dans un mouvement inverse mais qui relève d’une même logique, le roman d’anticipation ou les textes qui évoquent des univers parallèles offrent un terrain de recherche à défricher.
– Le roman est aussi un laboratoire de la modernité technologique, esthétique et linguistique. Il met en scène un monde connecté, ouvert aux autres, et critique les modes de pensée en contradiction avec cette ouverture. Il puise ses modèles tout autant dans l’héritage des romanciers arabes que dans la littérature mondiale et expérimente de nouvelles formes d’écriture, dans une langue contemporaine et décomplexée qui mêle arabe littéral, arabe dialectal et réalités du code switching (arabe-anglais) qui caractérise la langue contemporaine dans les pays du Golfe persique.
– Un dernier axe de recherche est à défricher : l’étude des champs littéraires qui ne peuvent être abordés sous leur simple délimitation nationale et leur connexion avec politiques publiques des pays de la péninsule. Il ne me semble pas exister de travaux solides dans ce domaine à l’exception de la thèse et des articles publiés dans Arabian Humanities par Salwa al-Maiman.
B. La poésie
Peut-on considérer que l’expression « la poésie est le divan des Arabes », omniprésente dans les ouvrages classiques de Belles-Lettres, est encore d’actualité ? Jadis considérée comme la mémoire des peuples d’Arabie, le réceptacle de leur sagesse, de leurs hauts faits et gestes (Ayyâm), ainsi que le lieu de l’expression de leur sensibilité littéraire individuelle ou collective, la poésie a connu de grandes évolutions à l’époque contemporaine aussi bien en termes de renouvellement des formes (abandon de la métrique classique, adoption du poème libre, introduction du poème en prose) que du point de vue du contenu et des fonctions assignées à la poésie. La même évolution a affecté le partage entre l’écrit et l’oral, entre la poésie comme déclamation et mise en scène théâtralisée, et la poésie lue et méditée comme une fiction ou un texte philosophique. Ces principaux changements qu’il faudrait étudier avec les différents aspects qui caractérisent la poésie arabe contemporaine permettent de voir la place des genres poétiques au sein d’une littérature où prédomine de plus en plus la fiction romanesque.
En ce qui concerne la péninsule Arabique, de nombreuses figures de la scène poétique koweïtienne (Ahmad Al-Adwani, Khalifa Al-Waqiyyan, Najma Idriss, Suad Al-Sabah, Ali al-Faylakawi), bahreïnie (Qasim Haddad, Alwi al-Hashimi, Ali al-Khalifa), émiratie (Khulud al-Mualla ; Saliha Ghabish Ahmad Rashid Thani, Adil al-Khuzam), omanaise (Sayf al-Rahbi, Hasan al-Matroushi, Layla Abdallah), qatarie (Soad Al Kuwairi, Mubarak ibn Sayf), yéménites (Abdurrahman al-Ahdal) ou saoudienne (Muhammad al-Damini, Jasim al-Sihhi ) méritent d’être étudiées, traduites en français et commentées. Ces auteurs jettent un regard particulier sur leurs sociétés, interrogent le processus de modernisation qu’elles traversent et forcent les lecteurs à adopter une posture méditative, rêveuse ou critique. Ces figures et bien d’autres encore partagent avec les poètes arabes du Proche-Orient et du Maghreb certaines problématiques liées au renouvellement de l’écriture poétique, en particulier l’engouement pour le poème en prose. Mais certaines tendances les caractérisent individuellement (ce qui exige l’analyse de leurs univers poétiques, de leurs styles, etc.) et collectivement en tant que représentants de la poésie de leur pays ou de la péninsule Arabique. A ce titre, certaines caractéristiques comme le lien entre la poésie et la chanson (avec les saoudiens Badr ibn ‘Abd al-Muhsin, Ghazi al-Qasibi, Abdallah al-Faisal ou Muhammad Talaat) ou la présence dans les pays du Golfe d’une poésie populaire dite « nabatéenne » ou bédouine (al-taghrouda) témoignent de l’intérêt de se pencher sur ces dimensions qui permettent de sonder les imaginaires poétiques et les accents individuels tout en élargissant l’analyse à la question du statut du poète au sein de ces sociétés, et des liens entre la poésie les différentes formes de culture (littéraire, religieuse, politique, etc.) qui s’y déploient. Certaines dimensions sociales comme les concours prestigieux organisés par les médias à Abu Dhabi (Shâ‘ir al-milyûn) ou anthropologiques comme les origines de ces formes poétiques populaires et les rapports qu’elles entretiennent avec les cultures voisines (proche-orientale, grecque, etc., voir l’article de Saad al-Sowayan dans Arabian Humanities, 5, 2015) constituent un terrain à explorer pour les chercheurs et une opportunité pour engager des travaux sur des sujet inédits ou peu étudiés.
III. L’Arabie dans la littérature de voyage
Si elle peut faire partie des célèbres textes dédiés au « voyage en Orient », avec le Levant, le Maghreb et l’Egypte, l’Arabie se distingue, depuis les premiers récits qui lui sont consacrés par le fait qu’elle s’identifie elle-même à un lieu de voyage permanent, du fait qu’elle contient les villes saintes de l’islam qui sont la destination des pèlerins, et qu’elle est traversée depuis l’Antiquité, du nord au sud et d’est en ouest, par les routes caravanières. De plus, au sein de l’imaginaire poétique arabe, cet espace s’est identifié des siècles à la thématique de la rihla (voyage), qui constitue avec les pleurs sur le campement disparu de la bien-aimée, l’un des thèmes majeurs de l’ode préislamique (la qasida). C’est dire à quel point le voyage réel ou fictif traverse l’espace de la péninsule Arabique depuis des siècles et qu’il est important, en ce qui concerne les dimensions contemporaines, d’en analyser les différentes dimensions et caractéristiques.
Les travaux consacrés à cet axe ont pour ambition de montrer la manière dont la péninsule Arabique est perçue et représentée par des écrivains arabes ou européens, et de comparer ces représentations croisées des sociétés qu’ils ont pu visiter et décrire dans leurs récits. S’il existe certains travaux pionniers qui ont été consacrés à cette thématique (voir notamment Louis Blin, La Découverte de l’Arabie par les Français. Anthologie de textes sur Djeddah, 1697-1939, Paris, Geuthner, 2019), si les Koweïtiens, Yéménites ou Omanais éprouvent un certain engouement pour les textes écrits par les voyageurs étrangers et reflétant la représentation de leurs pays à leurs yeux, il faut noter l’insuffisance des travaux académiques, des traductions et des éditions de textes abordant ces thématiques.
Nombreux sont en effet les auteurs français (Laborde), danois (Niebuhr) anglais (Doughty), suisses, (Burckhardt) ou polonais (Rzewuski) qui ont visité ces espaces et produit des textes littéraires, des documents historiques ou des travaux scientifiques sur la péninsule. D’autres fonctionnaires des Empires français ou britanniques se sont livrés au même exercice, laissant des archives importantes encore non exploitées suffisamment par les chercheurs. Avec la naissance du romantisme et de l’exotisme au XIXe siècle, les écrivains européens vont nourrir l’imaginaire avec des représentations exactes ou fantasmées, des productions se rapprochant du réel ou cherchant à satisfaire les stéréotypes propres à une époque ou à une société particulière. Une partie des travaux inscrits dans cet axe vise donc à développer les recherches sur cette dimension, et à explorer des textes reflétant la construction des imaginaires de l’identité et de l’altérité, ainsi que la manière dont se déploie une documentation à finalité scientifique ou une narration cherchant l’évasion dans un ailleurs mythifié ou fantasmé.
Cet axe est attentif aussi à l’étude des récits rédigés par des voyageurs arabes au sein de la péninsule arabique, comme les textes d’al-Tha‘alibi (al-Rihla al-yamaniyya), d’al-Azm (Rihla fi-l’arabiyya al-sa‘îda) ou d’al-Rayhani (Muluk al-‘arab) qui sont consacrés au Yémen et à d’autres parties de l’Arabie. En effet, tout récit de voyage joue sur l’ambivalence entre l’écrivain qui voyage et le voyageur qui écrit. Par ailleurs, les récits de voyage obéissent aux mêmes canons littéraires et mobilisent les mêmes principes du genre fondé sur le croisement entre les dimensions littéraires et la documentation historico-anthropologique d’un côté, et mêlant, d’un autre côté, des formes diverses et variées : journal de bord, correspondance, observations scientifiques, fictions, etc. Créant un écart entre la représentation de la culture abordée et le reste du monde, cette littérature installe la problématique de l’altérité et de l’identité au cœur des procédés déployés afin de mieux se connaître soi-même et de connaître les Autres. Le regard extérieur portant sur une société peut se transformer en mode privilégié de l’autocritique, voire de la remise en cause des fondements de sa propre société. Il peut aussi conduire, comme c’est le cas de plusieurs auteurs européens du XIXe siècle qui se sont passionnés pour l’Orient et pour l’Arabie, amener à l’expression d’une finalité esthétique et au désir de communiquer des émotions provoquées par le voyage dans un ailleurs sublimé. Enfin, lorsqu’il s’agit de raconter le passé et le présent de civilisations millénaires, cette littérature peut rejoindre les considérations des historiens sur la grandeur et la décadence des peuples et des Empires et être la source d’une véritable réflexion philosophique.