Sièges et antennes

Le siège du CEFREPA (ex-CEFAS) et le Diwan Khaz’al
L’histoire récente du Koweït à travers un des plus anciens monuments du pays
Depuis 2015, le Centre français d’archéologie et de sciences sociales est hébergé près du golfe Arabo-persique dans une maison des années 1950 rénovée et mise à disposition par l’État koweïtien, à deux pas des fameuses Tours du Koweït et face à l’ambassade britannique. La demeure fait partie d’un ensemble architectural hétéroclite, dont la pièce majeure est un Diwan construit au début du XXe siècle et aujourd’hui inhabitable car dans un état de détérioration avancé (ci-contre, le siège du CEFAS, les ruines du Diwan et la tour al-Hamra, photographie M. Ayachi). Le terrain, en transformation constante, est un patchwork de styles et d’époques. Entrelacs de murs réduits en poussière, de carrelages des années 1950, de montants de fenêtre carbonisés, d’installations électriques désuètes et d’ustensiles de cuisine abandonnés, entouré de quelques villas plus récentes pour partie restaurées et pour certaines tout autant en ruines, le Diwan Khaz’al interroge car il n’est pas ouvert à la visite et rien sur le site n’informe de son passé. Il paraît avoir vécu plusieurs existences et superpose des strates d’occupation successives, mais toutes éphémères, qui dressent un résumé de l’histoire architecturale koweïtienne. Il s’est écoulé moins d’années entre l’édification du Diwan (vers 1916) et celle des trois villas qui l’entourent (années 1950) qu’entre la construction de ces dernières et l’érection des 412 mètres de la tour al-Hamra (2011). Les bâtiments, en premier lieu le Diwan Khaz’al, sont donc témoins dans leur splendeur et leur détérioration de la rapide modernisation du pays, et de l’histoire du Koweït au cours du siècle passé.
Le Diwan du Sheikh Khaz’al (v.1915 - 1936)
À l’origine du Diwan est l’amitié entre deux sheikhs arabes au tournant du XIXe siècle et du XXe siècle. De nombreuses raisons personnelles et géopolitiques ont poussé le Sheikh Mubarak al-Sabah (r.1896-1915) et le Sheikh Khaz’al al-Ka’b (r.1897-1936) à se rapprocher. Tous deux sont chefs d’une tribu arabe ; le premier est l’homme fort des Utubs, tribu du Nadj installée au Koweït depuis le XVIIe siècle ; le second dirige les Banu Ka’b, tribu arabe de Perse occidentale, et porte le titre de Sheikh de Muhammarah (aujourd’hui Khorranshahr). Tous deux sont d’ambitieux dirigeants qui ont accédé au pouvoir au même moment après l’assassinat de leur frère respectif. S’ils sont voisins, de part et d’autre du Shatt el-Arab, ils ne sont cependant pas concurrents, car leurs deux territoires se situent en périphérie de deux empires différents, l’Empire ottoman pour l’un et l’Empire qadjar pour l’autre. Ils tirent par ailleurs profit d’une position de carrefour entre quatre empires concurrents, ottoman, persan, britannique (dans le Golfe), et dans une moindre mesure russe. Tous deux enfin, dans le contexte de l’affaiblissement des empires orientaux et de la montée en puissance des Britanniques dans le Golfe, se sont engagés sur la voie de l’autonomisation. Mubarak, souvent considéré comme le fondateur du Koweït moderne (de lui descendent les deux branches des al-Sabah qui dirigent encore aujourd’hui le pays) est nommé en 1897 qaim maqam (sous-gouverneur) du Koweït par le sultan ottoman, grâce à l’intervention des Britanniques ; seize ans plus tard, la Grande-Bretagne obtient des Jeunes Turcs que le Koweït soit reconnu comme une province à part entière, autonome de celle de Basrah. Côté iranien, l’allié britannique protège les droits du Sheikh Khaz’al auprès de Téhéran, ce qui lui permet d’étendre sa principauté en Perse, à Abadan ou Bahmansir, mais également son influence de l’autre côté du Shatt el-Arab grâce à une politique active d’achat de terres. Les retombées économiques de la découverte du pétrole près d’Abadan, et les actions de l’Anglo-Persian Oil Company offertes par les Britanniques, contribuent à son enrichissement.
Le Sheikh Mubarak et le Sheikh Khaz’al, v.1907-1909 (photographie A.N. Gouldsmith)
Forts de cette amitié diplomatique et humaine, le Sheikh Mubarak al-Sabah fait au début du XXe siècle don d’un terrain au Sheikh Khaz’al. À proximité immédiate des eaux du Golfe et à l’intérieur de la troisième enceinte de la ville, ce terrain plat et nu jouxte le palais de Dasman, construit en 1904 par Jaber al-Mubarak al-Sabah (Sheikh du Koweït à la mort de son père, de 1915 à 1917). Khaz’al, qui possède déjà plusieurs palais au Khouzestan (Shadegan) ou à Basrah, décide d’en bâtir un nouveau, avant la mort de Mubarak en 1915 ou l’année suivante.
C’est un complexe familial qui est bâti, dans un premier temps sans enceinte. À l’Ouest, une grande demeure, ou un petit palais connu depuis sous le nom de Qasr al-Ghanem, doit permettre de loger quelques unes des trente-trois épouses du Sheikh et leur descendance, dans un bâtiment aujourd’hui en ruines. Construit autour d’une cour et d’une opposition entre pièces de vie intérieures et pièces ouvertes sur l’extérieur, il reprend les principales caractéristiques de l’architecture iranienne du XIXe siècle. À l’Est – les deux bâtiments sont aujourd’hui séparés par une route –, le Sheikh Khaz’al fait construire un diwan de deux étages (Diwan Khaz’al / Palais du Sheikh Abdullah al-Jabir al-Sabah) pour accueillir et loger ses hôtes.
Les points communs avec le palais Malek de Bushehr sur la côte iranienne du Golfe (le plan rectangulaire et massif, les tourelles d’angle, jusqu’aux matériaux utilisés) laissent penser que le Sheikh s’en est inspiré, voire qu’il a fait venir au Koweït le même architecte. Si les techniques de construction, l’usage de pierre de corail, matériau local, de terre comme mortier et pour les enduits, et de poutres en palétuvier, rappellent l’habitat traditionnel koweïtien de la vieille-ville (dont la Bayt al-Badr est aujourd’hui un des derniers témoignages), l’architecture du Diwan est pour le reste unique au Koweït. Par sa taille tout d’abord, car les bâtiments à étage sont rares dans la région au début du XXe siècle, même les palais. Par sa forme ensuite, puisque les quatre tourelles, reliées par des vérandas ouvertes, assimilent la structure à un fortin, ce que le bâtiment n’a jamais été. L’extérieur, malgré des piliers en bois sculptés et des fenêtres ouvragées, reste sobre si on le compare au palais dont le Diwan dépend. La décoration intérieure ne peut quant à elle être appréhendée qu’à partir de photographies des années 1960 (voir plus loin), qui permettent de constater la similitude entre les riches plafonds en bois et ceux du palais. L’agencement des pièces sur les deux étages, sans compter une profonde cave entre les deux tours de l’Est, rappelle la fonction du lieu : au premier comme au second, un couloir traverse le Diwan en longueur, d’une porte à l’autre, et dessert de chaque côté trois pièces carrées de taille égale, destinées à loger les invités. L’ensemble mêle des influences arabes, perses et indiennes, mais son architecture en terre explique sa fragilité et sa détérioration continue depuis les années 1960, lorsque la maîtrise du savoir-faire traditionnel s’est perdue.
Le Diwan juste après sa construction, vers 1916
Le Sheikh Khaz’al n’a pas longtemps profité du Qasr et du Diwan, puisque son pouvoir s’effondre subitement dans les années 1920, contrairement à celui des sheikhs koweïtiens qui, bien moins riches que lui, continuent d’être soutenus par les Britanniques. Le Sheikh Khaz’al doit faire face à la montée en puissance de Téhéran et à la consolidation de l’Empire perse sous l’égide du général Reza Khan après son coup d’Etat en 1921. Ce dernier, avant même son intronisation comme Shah en 1925 et le changement de dynastie, entame un processus d’unification qui passe par la mise au pas des principautés régionales. Le Sheikh Khaz’al constitue à ce titre une cible privilégiée, à la hauteur du danger qu’il représente pour le nouveau pouvoir dont l’idéal est une nation unique dans un État modernisé : le Sheikh revendique l’identité arabe face à l’affirmation de l’identité iranienne, représente le pouvoir tribal face à l’Etat central, et est enfin à la tête d’une riche région pétrolifère. Le Sheikh Khaz’al tente de résister en s’alliant aux tribus Bakhtiary qu’il affrontait encore quelques années plus tôt, mais leurs forces militaires sont aisément défaites à l’issue d’une courte guerre (1922-1924), considérée comme une rébellion par Reza Khan. Après un acte de contrition forcée, les terres iraniennes du Sheikh sont reprises en main par le nouveau Shah qui fait enlever son ancien rival. Il est assigné à résidence à Téhéran jusqu’à sa mort, probablement son assassinat, en 1936.
Le palais d’Abdullah al-Jaber al-Sabah (1936 - 1954)
La famille du Sheikh Khaz’al continue probablement d’occuper le Qasr et le Diwan pendant sa captivité, mais elle est contrainte de les vendre à sa mort. Le palais est vendu à la famille al-Ghanam, dont il porte aujourd’hui le nom, et qui l’occupe jusqu’aux années 1970. Le Diwan ne reste pas non plus inoccupé, puisqu’il est acheté par Abdullah al-Jaber al-Sabah qui lui donne son nom actuel. L’homme est dans les années 1930 président du Conseil de l’Éducation (ancêtre du ministère de l’Education). Petit-fils du Sheikh Abdullah bin Sabah al-Sabah (r.1866-1893), il ne descend pas de Mubarak et fait donc partie d’une branche écartée de la succession, mais pas des cercles du pouvoir. Quant à la famille Khaz’al al Ka’b, elle se délite ; si les fils aînés et leur famille ont gagné l’Europe grâce à la fortune de leur père, le fils cadet, ses filles et leurs descendants, ne pouvant gagner l’Iran, sont restés au Koweït où ils vivent à présent dans l’anonymat.
Vue aérienne de Dasman, vers 1940
Les destins du Qasr et du Diwan se séparent après 1936, même s’ils sont aujourd’hui réunis dans la ruine. Autour du Diwan, conçu au départ comme l’élément annexe d’un complexe familial plus large, un nouveau complexe familial se constitue, resserré. Une photographie datée de la fin des années 1930, ou du début des années 1940 (ci-dessus), donne une idée de l’environnement du Diwan (1). À l’écart d’un centre-ville dense, mais tout de même dans l’enceinte la plus large de la ville (2), il jouxte Dasman Palace (3) et l’ambassade britannique (4) récemment construite entre le Diwan et la mer ; le bâtiment est à présent délimité par un mur qui n’existait pas à sa construction, et se distingue clairement de l’ancien bâtiment principal, le palais al-Ghanim (5). La famille d’Abdullah al-Jaber al-Sabah occupe le Diwan devenu palais pendant une vingtaine d’années. Si elle touche peu au bâtiment d’origine, sauf pour y installer des salles de bain, elle transforme le terrain qui l’entoure. L’homme d’État, promoteur de la modernisation rapide de son pays dans les années qui suivent la découverte du pétrole au Koweït (1937), y fait construire des villas en béton. Elle sont parmi les constructions modernes privées les plus anciennes du pays. A proximité immédiate du palais, côté sud, il fait bâtir pour sa première femme, Muneerah, une luxueuse demeure de plain-pied ; côté nord, il offre à leurs fils aînés, Jaber, Sabah et Mubarak, trois maisons identiques de trois étages ; des annexes, réservées à la maintenance et aux domestiques, complètent l’ensemble.
Ces constructions, qui sont l’œuvre d’un architecte égyptien, interviennent à la fin des années 1940 ou au début des années 1950. Aucune photographie de l’état initial de ces maisons n’a été conservée.
Des pluies torrentielles endommagent sévèrement le Diwan en 1954 et contraignent la famille d’Abdullah al-Sabah à l’abandonner par sécurité ; le vieux bâtiment, de toute façon, ne correspond plus au standing moderne revendiqué par les membres de la famille al-Sabah. Il n’est pas même certain que les quatre pavillons modernes aient eu le temps d’être occupés par la famille. Le Diwan, dans tous les cas, ne reste pas vide très longtemps.
Un témoin du patrimoine koweïtien en péril (depuis 1954)
Après avoir été diwan puis palais, le bâtiment entre dans la troisième phase de son existence, celle où il constitue un témoin du passé koweïtien. Il devient en 1957, et jusqu’en 1976, le musée national du Koweït sous l’impulsion de son propriétaire, le Sheikh Abdullah al-Jabir al-Sabah, attaché autant à la modernité qu’au passé du pays. Le Diwan échappe au vaste plan de destruction de la vieille ville qui intervient dans les années 1950, conçu pour accorder l’urbanisme avec l’image d’un pays considéré à l’époque comme le plus moderne du Golfe. Le Diwan devient par conséquent l’un des derniers bâtiments historiques du pays, et profite de l’engouement croissant pour le passé d’un pays qui après son indépendance (1961) cherche un ancrage historique. Avec l’aide, entre autres, de l’UNESCO, l’ancien diwan est transformé en musée national, le premier de ce genre dans le Golfe. Un jardin et une fontaine sont aménagés dans l’enceinte du palais. Les terrasses qui font le tour du bâtiment, d’une tourelle à l’autre, sont fermées, et le premier étage, du fait de la fragilité structurelle de la toiture et des planchers, est définitivement condamné. Le musée trouve son public. Comme le montrent les photographies du musée prises dans les années 1960 par Tareq Sayid Rajab (voir portfolio), le couloir du rez-de-chaussée a été aménagé en galerie et permet d’accéder à six pièces thématiques. Les objets, chapiteaux, figurines et poteries de l’âge du Bronze et de la période hellénistique, découverts lors des toutes premières fouilles sur l’île de Faïlaka (Koweït) y trouvent leur place. Des salles consacrées aux traditions koweïtiennes complètent le musée avec un ensemble d’objets du XIXe et du XXe siècles et des mannequins de cire en costumes traditionnels. A l’extérieur, une tente bédouine accueille les touristes pour un verre de thé ou une tasse de café, au milieu d’un jardin luxuriant exceptionnel au Koweït, mais dont il ne reste aujourd’hui plus trace.
Le musée du Diwan ferme définitivement en 1976. Il rouvre en 1986 plus loin sur la côte, avec les mêmes collections, dans le nouveau bâtiment construit spécialement par Michel Écochard à partir des années 1960. La détérioration des structures du Diwan ne lui permet plus d’être habité, et il est depuis quarante ans laissé à l’abandon. Quelques traces d’occupation laissent penser que des pièces ont temporairement été habitées par des ouvriers dans les années 1980, à l’instar du palais al-Ghanim.
Le Diwan ne s’écarte cependant pas de l’histoire du Koweït. Il est touché de plein fouet par l’invasion irakienne, qui est vraisemblablement responsable de l’effondrement du premier étage et de presque tous les murs du rez-de-chaussée. Des traces d’incendie sur les structures en bois confirment une détérioration brutale, voire une explosion, peut-être dès le premier jour de l’invasion irakienne (2 août 1990) lors de l’assaut donné contre le palais Dasman.
Depuis 2008 et l’acquisition du terrain par le National Council for Culture, Arts and Letters (NCCAL), le palais, classé Heritage par l’État, le Diwan, et les maisons qui l’entourent ont renforcé leur fonction patrimoniale, ce qui les inscrit dans la continuité du musée national. Le Diwan, sous la dénomination de « Sheikh Abdullah al-Jabir Palace » fait partie des quatre lieux déposés à partir de 2014 par le Koweït sur la liste de candidature au patrimoine mondial de l’UNESCO (avec les tours du Koweït, proches du Diwan, l’île de Boubyan et les vestiges de l’île de Faïlaka).
Le Diwan n’est plus accessible au public. Une tentative de restauration, à la suite de courtes fouilles archéologiques, n’aboutit pas et la rapide altération du bâtiment en terre se poursuit. Depuis que les relevés archéologiques ont eu lieu, ce qu’il restait de la façade nord, un escalier principal et la partie d’une tourelle se sont effondrés. Seule restauration achevée sur le site, celle de deux des trois maisons construites pour les fils aînés d’Abdullah al-Jaber al-Sabah, qui ont été rendues à leur apparence des années 1950. La troisième maison, un temps en travaux, est aujourd’hui totalement en ruines. Depuis 2015, le Centre français d’archéologie et de sciences sociales occupe la deuxième de ces demeures et perpétue la fonction patrimoniale du lieu.
Les ruines du Diwan en 2017 (photographie H. David-Cuny)