Peter Lienhardt : un précurseur de l’anthropologie du Golfe persique
- admcef22
- janvier 30, 2023
On compte encore aujourd’hui très peu d’anthropologues dont les recherches portent sur les sociétés du Golfe persique. En ce qui concerne le monde arabo-musulman, l’essentiel de la production académique en anthropologie s’est en effet largement concentré sur les régions du Proche et du Moyen-Orient. Cependant, la discipline n’est pas dépourvue de précurseurs, aussi talentueux que méconnus, à l’image de Peter Lienhardt (1928–1986), qui fut le premier anthropologue à effectuer une enquête de terrain extensive dans la région du Golfe. Lienhardt suivit une formation en langue et en civilisation à l’Université de Cambridge, où il étudia l’arabe et le persan. Ses études de langue le menèrent ensuite vers l’anthropologie, et c’est à l’Institute of Social Anthropology de l’Université d’Oxford, sous la houlette du fameux anthropologue Sir Edward Evans-Pritchard, qu’il poursuivit ses études. C’est dans le cadre de sa thèse qu’il réalisa une enquête ethnographique au long cours, de 1953 à 1956, dans les émirats du Golfe. Ses travaux d’anthropologie historique sur les formes d’organisations sociales et les structures tribales parurent dans sa thèse intitulée : The Shaikhdoms of Eastern Arabia (1957). Il continua ses recherches durant plusieurs années, s’intéressant notamment aux sociétés du littoral de l’Afrique de l’Est, avant d’obtenir un poste de Faculty Lecturer à la chaire de sociologie du Moyen-Orient à l’Université d’Oxford, où il enseignera jusqu’à la fin de sa vie. Grâce à une heureuse conjoncture éditoriale, certains textes de Lienhardt relatant son expérience de terrain au Koweït nous sont accessibles, et ce grâce à deux publications : l’ouvrage paru en 1993 à titre posthume Disorientations : A Society in Flux : Kuwait in the 1950s, et un recueil de lettres personnelles récemment publié par le Center for Research and Studies on Kuwait [1].
En 1953 Lienhardt entreprend de se rendre au Koweït, première étape de l’enquête anthropologique qu’il réalise dans le cadre de sa thèse. Il quitte donc l’Angleterre pour rejoindre Marseille, d’où il embarque pour Istanbul. Il relie ensuite Bagdad, puis Bassora, en chemin de fer, avant d’effectuer la dernière étape de son voyage dans un taxi collectif jusqu’à Koweït. Dès avant son arrivée, il constate les transformations à l’œuvre dans la région. Sur la route qui traverse la frontière de l’Irak, il croise de nombreux groupes d’hommes qui vont chercher de l’embauche au Koweït. Aux abords de la ville, alors qu’il s’attendait à voir les habitations de Bédouins en voie de sédentarisation, il est frappé par l’étalement des constructions de fortunes bâties par les travailleurs étrangers récemment installées. C’est que les débuts des années 1950 sont marqués non seulement par l’essor de l’extraction pétrolière mais aussi par le formidable développement du secteur de la construction, où la demande de main d’œuvre se fait la plus forte. De prime abord, c’est ce qui saute aux yeux de l’anthropologue :
« Plus nous nous approchions de la ville et plus s’accroissait l’omniprésence des empilements de poutres, de planches, de tuyaux de canalisation et de sacs de ciments, le bruit des groupes électrogènes et l’odeur du goudron brûlé, et les groupes d’ouvriers transportant des briques et du mortier. A proximité de la porte de Jahra, le bruit du trafic combiné aux répercussions des forages et des constructions donnait l’impression que la ville de Koweït tout entière était un vaste chantier de construction. » [2].
Sans le savoir, Lienhardt souligne dès lors ce qui constituera un thème des études urbaines sur les villes du Golfe. Thème repris par André Bourgey qui, plus tard, qualifiera celles-ci de « villes chantiers » ou « villes inachevés » marquées par l’omniprésence des terrains vagues ou des chantiers de construction en plein cœur de l’agglomération [3] ;
Les transformations urbaines sont analysées au prisme d’une course effrénée à la modernisation qui affecte le pays. Elle est associée par Lienhardt à de profondes ruptures dans les modes de vie, comme en témoigne l’adoption de plus en plus généralisée de l’automobile. Par différentes anecdotes il souligne la place qu’acquiert la voiture, qui devient un élément de distinction notamment pour les catégories supérieures koweïtiennes. Par ailleurs, Lienhardt s’intéresse également aux transformations à l’œuvre sur le plan identitaire. Il pointe la dimension nouvelle accordée à « l’habit national » koweïtien, le costume européen étant progressivement abandonné chez les jeunes hommes au profit de la dishdasha, marqueur de l’identité nationale :
« La mode européenne semble s’être développée du fait que les étudiants de retour de vacances continuaient souvent à porter les costumes qu’ils portaient à l’étranger. En l’espace de quelques années, la tendance s’est inversée. Les étudiants ont rangé leurs costumes et ont adopté l’habit local. L’habit koweïtien est maintenant devenu un marqueur identitaire, un signe indiquant que son porteur est Koweïtien, l’un de de ceux qui sont d’ici (ahl al-bilad) et, encore plus important, que son porteur n’est pas un immigré » [4].
A son arrivée Lienhardt est hébergé quelque temps au sein de la ville d’Ahmadi, située au sud du Koweït et fondée par la Kuwait Oil Company à proximité des premiers champs de pétrole découverts. Il fait connaissance avec des expatriés occidentaux qui y résident mais sa curiosité le pousse également à faire la rencontre de ressortissants arabes. A la sociabilité familiale des expatriés anglo-saxons d’Ahmadi, il oppose celle des hommes arabes qu’il rencontre, majoritairement célibataires ou ayant laissé leur famille dans leur pays d’origine. Ces hommes se retrouvent alors essentiellement dans les cafés de la ville où ils viennent sociabiliser.
Ainsi, les conséquences de l’arrivée en masse d’étrangers sur le territoire koweïtien sont finement observées par l’anthropologue qui met à de nombreuses reprises l’accent sur le caractère cosmopolite et bigarré de la population, dont la diversité paraît refléter la grande confusion urbaine d’une ville en train d’être reconstruite. Cette situation constitue un défi pour le théoricien des structures sociales qu’est Lienhardt. Peut-on encore qualifier cet agrégat de population, dont une large partie est désormais étrangère, de société ? Cette interrogation surgit chez Lienhardt, qui exprime ses doutes sur la possibilité d’identifier, au sein de cette population, quelque chose « d’assez cohérent pour être qualifié de société » [5]. A nouveau une problématique qui se retrouve dans des travaux académiques ultérieurs, qui élaborent différentes manières de définir les sociétés du Golfe. Le meilleur exemple reste l’ouvrage de l’anthropologue Anh Nga Longva sur le Koweït, Walls Built on Sand (1997), dans lequel elle avance la notion de « société plurielle » pour penser les liens entre les différentes communautés nationales en présence.
En plus d’une prose élégante pleine d’humour, Lienhardt semble être doté d’un remarquable sens du contact. Il relate en effet ses discussions avec des enseignants égyptiens nasséristes, il est invité aux diwaniyya locales tenues par des officiels koweïtiens et parvient même à décrocher un entretien de quelques minutes avec le dirigeant du pays Abdallah al-Salim al-Sabah, grâce à l’intermédiaire de l’un de ses amis koweïtiens également étudiant à Oxford. Sa fréquentation des officiels koweïtiens nourrit d’ailleurs son analyse des évolutions politiques à l’œuvre à l’époque. Il met notamment en avant le processus de distanciation progressive d’une petite élite dirigeante, qui s’enrichit alors considérablement, par rapport au reste de la population koweïtienne, et suggère des parallèles entre l’instauration d’un régime parlementaire dans le pays et les modes d’organisation tribale préexistants.
Mais dans le cadre de son travail de thèse, ce n’est pas tant ce monde en mouvement qu’il nous donne à voir qui intéresés. Parvenant à s’installer dans une des maisons du village, le séjour de Lienhardt à Faïlaka est extrêmement riche en informations sur la vie quotidienne, les structures familiales et les pratiques religieuses de ses habitants. L’auteur accorde à ces dernières une place centrale, relatant les séances quotidiennes de lecture et d’exégèse du Coran auquel il assiste avec quelques membres du village. Mais son intérêt le pousse avant tout à dépister les pratiques hétérodoxes, qui se retrouvent notamment dans le culte du zar (ou « visite des esprits » selon l’auteur), qu’il a l’occasion d’observer.
La forme des écrits de Lienhardt peut bien apparaître légère, voire superficielle, du fait de leur forte dimension narrative et littéraire. Ce serait toutefois manquer de voir la pénétration des analyses et des observations parfois fugaces de l’anthropologue, qui témoignent d’une grande acuité ethnographique. Nul doute qu’il s’agit là d’une œuvre à visiter et revisiter, tant pour le lecteur curieux que pour le spécialiste de la région. Avec Lienhardt, l’anthropologie des sociétés du Golfe persique peut se targuer d’être sous les auspices d’un saint patron dont le souvenir est à entretenir.