Le jeûne vu par les jeunes aux Émirats Arabes Unis


Justine Clément, SciencesPo Paris, stagiaire au CEFREPA
Enquête sur les pratiques du ramadan chez les jeunes aux Emirats Arabes-Unis, réalisée depuis Sorbonne Abu Dhabi University, où je suis chaleureusement accueillie dans le cadre du stage que j’effectue au CEFREPA

Quatrième pilier de l’Islam, le mois de Ramadan est le moment le plus important de l’année pour les musulmans du monde entier. S’il s’inscrit dans la tradition et l’héritage, il fait aussi l’objet d’adaptations et de relectures par la nouvelle génération. Ses pratiques ont d’autant plus été bouleversées par la pandémie de Covid-19, bien que les Émirats Arabes Unis – contrairement aux autres pays du Golfe – n’aient pas mis en place de mesures trop strictes pour le Ramadan 2021. Enquête sur les pratiques du Ramadan chez les jeunes aux Émirats Arabes-Unis .


Mosquée Sheikh Zayed, Abu Dhabi
« Le Ramadan, c’est le moment où je me recentre sur ma religion. En dehors de celui-ci, je ne suis pas religieuse, même si je suis musulmane : j’écoute de la musique, je jure et parfois, je porte mal mon voile. C’est une sorte de détox vis-à-vis de Dieu ». Si sa remise en question de sa religiosité peut surprendre, tout comme son apparente intégration de l’écoute de la musique comme pratique hétérodoxe, Zaynab , émirienne, détaille son propos : « Être religieuse, c’est être irréprochable aux yeux de Dieu. Avoir cet idéal de pureté, sans artifices et sans perversions ».

Dans son essence, le mois de Ramadan est un moment de rapprochement avec Dieu, par le biais d’une pratique religieuse individuelle accentuée (prières, jeûne, récitation du Coran et méditation sur le texte sacré…), mais aussi par le biais de bonnes actions et de solidarité. Pour la plupart de ces jeunes enquêtés, ce mois sacré s’inscrit dans des traditions sociales et culturelles ancrées – entretenues depuis le plus jeune âge. Bien qu’ayant reçu une éducation musulmane, Bilal, palestinien, préfère considérer la dimension philosophique du jeûne, plutôt que religieuse : « On gagne en humanité, on expérimente la faim, la soif, et on repousse ses limites, quel que soit notre statut. ». Moha, syrien, ajoute : « Je me suis éloigné de la religion depuis quelques temps, car je remets en question certaines logiques. Cependant, même un athée ici, ne peut faire abstraction des traditions du Ramadan : c’est un fait culturel à part entière. Être athée au Moyen-Orient est totalement différent que de l’être en Europe, par exemple ».

Pendant un mois, la vie aux Émirats Arabes Unis est rythmée par les pratiques du Ramadan : la nourriture, l’organisation journalière et les rapports humains sont reconfigurés, pour laisser place à la foi. Plus particulièrement, lors de l’Aïd al-Fitr – qui célèbre la fin du mois de Ramadan – une ambiance festive s’invite à la fois dans l’espace privé (souvent avec la famille élargie) et dans l’espace public, où les cafés et restaurants deviennent les lieux principaux de rendez-vous.

– LA FAMILLE, UNE INSTANCE DE TRANSMISSION ET DE CONTRÔLE PRIMAIRE
L’héritage familial des interrogés est variable et en dit beaucoup sur leurs pratiques durant le Ramadan, et plus généralement sur leur rapport à la religion. Pour ceux qui qualifient leur famille de « traditionnelle et très religieuse », elle a joué un rôle primordial de transmission. Même si avant sa puberté, l’enfant n’est pas obligé de jeûner, Shayla, émirienne, s’y est initiée dès ses huit ans : « C’est difficile pour les enfants de jeûner voire mauvais pour leur santé. Mais avec mes cousins, on essayait de ne pas manger pendant cinq ou six heures, ou juste de sauter notre goûter. C’était comme un jeu. ». Elle continue : « Puis, on s’amusait à faire des concours : celui ou celle qui apprenait le plus vite une partie du Coran avait le droit à une récompense. Cela nous permettait de se préparer aux réelles pratiques, qui étaient obligatoires à partir de la puberté ».

De leur côté, Moha et Hassan (irakien), considèrent mutuellement leur famille comme « semi-conservatrice ». Ils disent avoir reçu une éducation musulmane, où les traditions occupent une place très importante (prières, jeûne…), mais ne sont pas forcées. « Mes parents m’ont laissé le libre choix de suivre ces pratiques avec rigueur ou non. Ils considèrent la religion comme un fait intime, personnel, plus qu’une obligation d’héritage » explique Moha. Pourtant, la trajectoire des deux interrogés est très différente : Moha dit se diriger vers un agnosticisme voire un athéisme croissant, alors que Hassan a justement investi son héritage religieux pour commencer de lui-même le jeûne à 17 ans. Cependant, dans la majorité des cas, la place de la famille a des conséquences très fortes sur les pratiques des interrogés : ceux issus d’une famille qu’ils qualifient eux-mêmes de « traditionnelle » mettent un point d’honneur à respecter le jeûne dans sa totalité, alors que ceux issus d’une famille « semi-conservatrice » se disent « plus libres » dans leurs pratiques, sans qu’elles soient pour autant cautionnées par leurs proches. Cette « plus grande liberté » se traduit notamment par une adaptation personnelle du jeûne : certains décident de boire pendant la journée, mais ne mangent pas, d’autres s’autorisent à fumer ou à prendre leur café, d’autres encore décident de jeûner une partie du mois seulement.

Les comportements durant le mois du Ramadan varient aussi selon la présence physique ou non de l’instance familiale. Ceux qui se donnent le plus de « libertés » sont loin de leur famille, souvent restée dans le pays natal, majoritairement au Proche-Orient. Pour Zaki, jordanien d’origine palestinienne, « La pression aurait été plus forte dans mon pays d’origine. D’ailleurs, la Jordanie et la Palestine sont des pays plus traditionnels et conservateurs. Ici, la diversité des nationalités tend à effacer une certaine pression communautaire ». Il demeure donc, pour ces jeunes, plus facile de se détacher du respect total du jeûne : « Mes parents ne sont pas au courant de mes habitudes religieuses. Quand je les appelle, je fais comme si j’étais irréprochable » continue-t-il. Pour Moha « Ne pas être avec eux me permet de ne pas jeûner sans avoir à rendre de comptes. Cependant, pour éviter tout conflit, quand je les vois, je jeûne. ». Jamila, égyptienne, se retrouve justement dans la situation inverse : « Contrairement à d’autres jeunes, qui deviennent très sociables pendant le Ramadan et qui se retrouvent pour l’iftar, j’ai de mon côté tendance à m’isoler. Mes proches m’ont légué une conception très familiale du Ramadan, je suis donc constamment avec eux. ».

– VIVRE LE MOIS DE RAMADAN AVEC SON TEMPS

Sans contester l’héritage familial et les traditions, les jeunes aux Émirats Arabes Unis actualisent des pratiques selon leur temps. Le plus souvent situés dans un complexe commercial plus grand, les cafés sont considérés comme le principal lieu de sociabilité des jeunes du Golfe . Pendant le mois sacré, ils sont massivement investis : « Dès que j’ai fini mon repas avec ma famille, je n’ai qu’une hâte : retrouver mes amies autour d’un thé dans un centre commercial » s’exprime Zaynab. Elle ajoute même « C’est pour moi la principale différence vis-à-vis de mes parents ou grands-parents. Cette habitude est clairement la marque de la nouvelle génération ». Cet endroit permet, aux jeunes femmes golfiennes (surtout), de se soustraire au contrôle familial : le voile (de type shēla), est souvent posé sur la tête sans enserrer strictement l’ovale du visage, et les amies se donnent plus de libertés, y compris dans leurs conversations.

Les réseaux sociaux ont aussi considérablement transformé le rapport des jeunes aux traditions du mois de Ramadan. Pour Zaynab, « Les pratiques autour du Ramadan sont devenues un vrai business. D’un côté c’est bien, parce que ça donne plein d’idées, mais d’un autre, ça altère l’essence même du mois sacré. ». Jamila ajoute « Une culture Instagram est née et elle implique la volonté de suivre les modes de vie des influenceurs. Les choix des lieux, des plats et même de certaines pratiques sont alors regardés de près. » Sur Instagram, de nombreuses personnalités partagent l’organisation de leurs journées, et réalisent des placements de produits autour de la religion. Shayla et Zaynab ont troqué leur Coran et tapis de prière traditionnels pour s’en procurer des « plus tendances et plus jeunes », vus sur Instagram : « C’est important d’avoir un tapis de prière et un Coran qui nous plaisent, puisqu’ils nous accompagnent toute la journée. Mes parents eux, sont très attachés au style ancien. » commente Zaynab. Le tatouage au henné – pratiqué pour l’Aïd al-Fitr – est lui aussi revisité : « Il existe des créations très originales sur les réseaux sociaux, et cela influence beaucoup les jeunes femmes d’aujourd’hui. C’est une touche personnelle essentielle » continue Shayla. Cependant, la jeune femme nuance : « Je pense que c’est à cause des réseaux sociaux que notre génération est tombée dans un consumérisme du Ramadan. Par exemple, et c’est une pratique nouvelle, j’offre à mes amies au début du mois des cadeaux comme des kits de prière ou de henné. Nous avons trouvé cette inspiration sur Instagram. Mes parents conservent leur tradition d’offrir des repas aux voisins, ou aux associations. ».

Tatouages au henné, sur le compte Instagram @dr.azra
Les traditionnelles séries du Ramadan, très populaires dans les foyers arabo-musulmans, ont, elles aussi, été peu à peu remplacées par l’avènement des réseaux sociaux : « Le rôle d’internet a modifié les réunions familiales autour de la télévision, dans le majlis (*salon), j’en suis un peu nostalgique » avoue Zaynab.

Depuis plus d’un an, la pandémie de Covid-19 a elle aussi, bouleversé les pratiques des jeunes interrogés. Le Ramadan de l’année 2020, qui s’était déroulé du 23 avril au 23 mai, avait particulièrement marqué les esprits. Un couvre-feu entre 22h00 et 06h00 était en place, et les déplacements entre émirats étaient soumis à de strictes limitations. Les frontières nationales avaient quant à elles fermé à la fois pour les touristes et pour les expatriés résidents. Leur réouverture n’est survenue que le 7 juillet 2020 pour Dubaï (voie aérienne) et le 2 juin 2020 (voie terrestre) et le 24 décembre 2020 (voie aérienne) pour Abu Dhabi, après une quarantaine de 10 jours pour ce dernier émirat. Ces mesures sonnaient donc la fin des regroupements familiaux, d’abord au sein du pays où ils étaient extrêmement limités voire interdits, mais aussi pour les familles élargies, qui habitant à l’étranger, avaient l’habitude de se rendre aux Émirats Arabes Unis pour l’Aïd al-Fitr. Pour Jamila, « L’année dernière était particulièrement difficile, nous nous sommes sentis très seuls, puisqu’enfermés à la maison. Pour ma famille, qui a tendance à s’isoler pendant ce mois, cela n’a pas été très différent, mais l’ambiance était pesante ». Pour Shayla, qui justement aime profiter de moments privilégiés avec ses amis, « Cela a été très dur, car je ne pouvais plus retrouver mes amis comme avant. ». Cette année, les mesures ont été considérablement allégées. Sans couvre-feu, mais avec des regroupements privés de dix personnes maximum à Abu Dhabi et Dubaï, les sorties dans les cafés et les rassemblements familiaux plus élargis ont pu réapparaître. Cependant, Jamila se dit attristée du changement de certaines de ses pratiques : « Je ne suis plus en mesure de faire du bénévolat pendant le Ramadan à cause des restrictions liées au Covid-19. C’était pour moi, une partie essentielle du mois et une expérience très importante et enrichissante. C’est extrêmement triste ».

– UNE NOUVELLE GÉNÉRATION PLUS CRITIQUE

Ce qui caractérise aussi la nouvelle génération, c’est sa vision plus critique des pratiques du Ramadan, sans pour autant remettre en question ses fondements. Selon Zaki, « Certaines traditions et pratiques encouragent l’individu à ne simplement « pas y penser », par peur que son jugement soit blasphématoire ou inacceptable socialement ». Jamila, qui a grandi dans une famille très religieuse et conservatrice, critique la facilité de ses parents à « penser comme la majorité des croyants ». Elle explique : « Je pense que la nouvelle génération, par le biais des études, des réseaux sociaux et des regards croisés, est plus critique. Par exemple, il y a une interprétation que j’ai commencé à remettre en question ces derniers temps […] selon laquelle une femme n’est pas censée jeûner pendant sa menstruation. Je suis de plus en plus convaincue que les femmes peuvent jeûner pendant cette période. Ce serait un soulagement pour tant de femmes musulmanes qui détestent « gaspiller » une partie de leur Ramadan chaque année. ». Pour éclairer ses pensées, Jamila s’appuie notamment, sur les réinterprétations contemporaines des textes sacrés. Pour elle, actualiser l’interprétation du Coran et de la Sunna à la lumière de notre époque est fondamental, du fait qu’ils ont émergé dans un contexte tout autre. La jeune femme poursuit : « Selon la tradition, un musulman doit prier cinq fois par jour pour que son jeûne soit accepté par Dieu. Je ne suis pas convaincue par cet argument, car je vois le jeûne et la prière de manière totalement indépendante. Certains n’ont pas le temps de prier cinq fois par jour, mais la volonté est présente. Et ils jeûnent, donc se soumettent aussi à une tradition qui nous est très chère. Finalement, je rejette les pratiques qui se basent sur l’exclusion d’une partie des croyants. ».

Ceux qui se considèrent comme « plus souples » vis-à-vis des pratiques du Ramadan se disent aussi mal à l’aise face à une certaine dimension hypocrite des comportements pendant le mois sacré : « Je ne comprends pas pourquoi certains prétendent être extrêmement religieux d’un coup. Une femme se voile, bloque tous ses amis dragueurs, juge les autres… Et dès la fin du Ramadan, tout cela s’efface », commente Nashwa, égypto-libanaise. « Il faut être honnête avec soi-même : je n’arrêterai pas de faire des choses pendant un mois, pour recommencer dès la fin du Ramadan. L’hypocrisie est un péché plus grave que d’écouter de la musique ! » argumente-t-elle. Ce raisonnement fait finalement écho à la difficulté, pour certains jeunes musulmans, de rendre compatibles Ramadan et vie sociale et étudiante : « Comment se passer de café quand on est sept heures par jour devant un écran ? Les cours sont trop fatigants » argumente Nashwa. Si certains trouvent une certaine harmonie pendant un mois, d’autres vivent mal ce changement de vie radical : « Je ne peux plus fumer, je ne peux plus sortir quand je veux, car ma mère me force à rester chez moi pour l’iftar. Je ne peux pas écouter de la musique, crier, parler à des hommes… D’un coup, je ne peux plus mener ma vie sociale, et cela me donne l’impression d’être une hypocrite […] Aller en enfer parce que je suis une mauvaise personne qui tue et ment fait plus sens que d’y aller parce que j’ai bu un verre de vin avec un garçon… » continue Nashwa, exaspérée. Pour d’autres encore, le mois de Ramadan, qui ralentit le rythme quotidien, permet le réexamen de leur foi, de leur positionnement vis-à-vis de Dieu. Plus que de s’en rapprocher, comme Jamila, Zaynab, et Shayla, Nesrine, égypto-libanise aussi, consacre ce moment aux questionnements : « Cela me permet de réévaluer ma position religieuse. Est-ce que la religion correspond à ce que je suis en train de vivre ? Quelle est la meilleure façon pour moi d’incorporer ces éléments dans ma vie sans la bouleverser ? Pour moi, le Ramadan est un moment intense de réflexion ».

Finalement, pour l’ensemble des jeunes, la nouvelle génération fait face à une plus grande acceptabilité des situations diverses. « Ce n’est pas parce que je loupe un jour de jeûne, que mon mois de Ramadan est invalide. Je pense aux autres manières de le compenser, sans forcément jeûner » ajoute notamment Nesrine. Selon eux, la jeunesse – et particulièrement celle des Émirats Arabes Unis, grâce à un mélange de nationalités et cultures très intense – est plus ouverte. « Je comprends si tu ne fais pas le Ramadan, et je ne te juge pas. Le message de l’Islam c’est justement la paix et la modération » continue-t-elle. Finalement, pour Zaki, les gens sont plus ouverts au fait que tout le monde ne jeûne pas. Bien que cela ait été impulsé par une jeunesse plus critique, cette conception semble avoir gagné une grande partie de la société émirienne : « Tu as vu, depuis quelques années, de nombreux cafés ou restaurants restent ouverts pendant la journée, sans forcément se cacher avec des rideaux ou des paravents. Je pense que la société est en train d’accepter le fait que certains ne jeûnent pas, y compris au sein de la communauté musulmane. » conclut Zaki.