Masques et niqabs

Thorsten Botz-Bornstein est professeur de philosophie à la Gulf University for Science and Technology au Koweït

Koweït, 13/10/2020.

Les crises peuvent générer des mouvements culturels et des sous-cultures ; la récente pandémie du Covid-19 n’a pas manqué de le faire. On peut appeler le nouveau phénomène culturel dont je veux parler la sous-culture anti-masque qui est, dans une large mesure, adoptée par les partisans d’extrême droite et les théoriciens du complot, mais pas seulement par eux. Le phénomène anti-masque apparaît à l’échelle internationale, principalement dans les pays occidentaux, même si on a aussi pu l’observer ailleurs, par exemple à Mumbai (Sakar 2020). Cette sous-culture est assez incohérente et mêle divers thèmes allant de l’opposition à une société de surveillance totalitaire ou au politiquement correct, aux slogans féministes tels que « Mon corps, mon choix » (Bianco 2020), ou à l’idée plutôt masculine que le port d’un masque est un signe de faiblesse (Marcus 2020).

Pourquoi y a-t-il, dans certains groupes de population, autant de résistance au port du masque facial ? Puisque le virus vole dans les airs, n’est-ce pas une question de bon sens que de se couvrir le nez et la bouche afin d’essayer de l’éviter

– La bouche et les yeux
Mais il ne faut pas oublier une chose : il n’est pas ici question de la couverture de n’importe quelle partie du corps et ni même de n’importe quelle partie du visage, mais de celle de la bouche. Combien de fois la couverture de la bouche a-t-elle été un problème dans les contextes religieux et ethnoculturels ? Au cours des dernières décennies, le niqab, bien que porté par une petite minorité de musulmanes, a suscité de vives controverses dans les pays occidentaux. Les femmes devraient-elles ou non avoir le droit de se couvrir la bouche ? En France, le niqab est interdit dans l’espace public depuis 2010.

En quoi la bouche est-elle si spéciale ? Avec la bouche, nous parlons et formulons nos expressions faciales les plus visibles, ce qui signifie qu’elle est l’outil de communication le plus actif des humains. Les yeux communiquent plus passivement. Ils sont étroitement liés au cerveau et sont donc la partie la plus privée de notre visage, au point que nous ne pouvons pas toujours les contrôler. Nos pensées se manifestent très directement à travers les yeux. S’il est facile de simuler un sourire avec la bouche, il est beaucoup plus difficile de contrôler l’expression des yeux. Nos yeux donnent accès à notre état d’esprit.

Par conséquent, le port de lunettes de soleil a un effet tout à fait contraire à celui du masque. Les lunettes noires peuvent filtrer tous ces signaux de communication que je ne voudrais pas rendre public (voir Botz-Bornstein 2013). Les masques perturbent la communication d’une manière différente. Alors que les lunettes de soleil empêchent le contact visuel dans une seule direction (je peux voir vos yeux, mais vous ne pouvez pas voir les miens), cacher la bouche a l’effet inverse : vous ne pouvez pas m’entendre aussi fort que je vous entends, et je ne peux pas vous impressionner avec mes expressions faciales aussi bien que vous le pouvez. En outre, les lunettes de soleil ne nous empêchent généralement pas de voir ; elles sont même censées nous aider à mieux voir. L’équivalent dans le domaine phonétique serait l’audition. Mais le masque ne nous aide pas à mieux entendre.

– L’esthétique du cool

Les lunettes de soleil procurent une sécurité (contre une forte lumière) ainsi qu’un sentiment de supériorité sociale car la personne aux lunettes noires a un regard dominant sur l’autre. C’est probablement la raison pour laquelle les lunettes de soleil sont devenues le symbole vestimentaire d’un style « cool » universellement reconnu. En revanche, lorsque nous nous couvrons la bouche, nous désactivons la plus grande partie de nos expressions faciales tout en exposant les yeux, qui restent ouverts à l’examen. Se couvrir la bouche n’est pas « cool ».

La racine de la résistance aux masques peut être recherchée dans ces circonvolutions psychologiques. L’état de contrôle parfait serait un état dans lequel des fonctionnaires de l’État à lunettes de soleil superviseraient les citoyens masqués. Avoir la bouche découverte est un signe de supériorité, ce qui explique comment le refus du masque pouvait devenir, pour certains, un symbole de liberté et de pouvoir. Les membres du personnel de la Maison Blanche sont tenus de porter des masques dans le bâtiment, et seul le président Trump est exempté de cette règle (Scherer 2020).

Bien que les lunettes de soleil et les masques faciaux combinent présence et non-présence et créent un effet de mystification, les « mystères » sont résolus différemment dans les deux cas. L’individu qui porte des lunettes noires révèle des parties importantes de son visage bien qu’il nous oblige à retenir tout jugement final sur ces expressions car le regard manque. Cacher la bouche tout en montrant les yeux construit aussi une sorte de mystère ; pour les occidentaux, ce voile a même été un symbole principal de « l’impénétrabilité de l’Orient » pendant des siècles (Secor 2002 : 7), et cela ne s’applique pas seulement aux femmes. Le Touareg saharien, lui aussi, cache sa bouche et, selon Murphy, « favorise une atmosphère de mystère et de séparation » (Murphy : 1266). Cependant, le mystère créé dans les deux cas est différent de celui provoqué par les lunettes de soleil. Le Touareg doit faire un effort pour contrôler ses yeux s’il veut avoir l’air « cool » ; il doit avoir l’air provocant et fier. De même, les femmes qui veulent garder le « mystère » devront ajouter un peu d’éclat à leurs yeux. La simple dissimulation de la bouche ne suffit pas.

Ne serait-il donc pas préférable de porter un masque et des lunettes de soleil en même temps ? Essayez-le, ça a l’air effrayant. Vous ne pouvez pas être simultanément « cool » et « pas cool ». Soit vous vous couvrez les yeux, soit vous vous couvrez la bouche.

– La politisation du masque

Dans un article récent paru dans The Conversation, Nilufar Ahmed accuse les politiciens occidentaux de passer de la rhétorique vilipendant les voiles à celle défendant l’obligation de porter les masques. Le problème est que voile et masque ne peuvent pas être comparés aussi facilement car ils sont utilisés à des fins différentes. Personne n’essaierait d’empêcher une femme musulmane de porter un niqab si elle le faisait dans le seul dans le but de se protéger du coronavirus. Au Koweït, les femmes qui revêtent le niqab sont invitées à porter des masques sous le niqab car il n’est pas considéré comme une protection efficace. Cependant, un parallèle peut être fait, qui va au moins partiellement dans le sens de l’argumentation de Nilufar Ahmed. On peut comprendre la résistance aux masques comme aux niqabs dans les sociétés occidentales en regardant le pouvoir symbolique attribué au fait de se couvrir ou se découvrir la bouche. Lorsque Donald Trump a récemment arraché, dans un geste dramatique sur le balcon de la Maison Blanche, le masque qu’il portait après sa sortie de l’hôpital, je me suis souvenu de la féministe égyptienne Huda Sharawi qui, en 1923, a enlevé son niqab publiquement en arrivant à la gare du Caire après un séjour à l’étranger.

Néanmoins, Nilufar Ahmed tire la conclusion contraire. Selon elle, vous ne pouvez pas être simultanément anti-niqab et pro-masque. Evidemment, cela ne tient pas : vous pouvez utiliser tous les arguments sociaux et politiques contre le niqab (dont cet article ne vise pas à discuter les avantages ou les inconvénients) et toujours obliger les gens à vêtir des masques pour des raisons sanitaires. Nilufar Ahmed estime que le gouvernement britannique et le public ont « tardé à accepter les masques comme pilier de la stratégie du pays contre les coronavirus » parce qu’il y avait eu « deux décennies de messages négatifs sur les masques faciaux ». Le lien logique est faible : les anti-masques existeraient également sans propagande anti-niqab. Cependant, la comparaison est intéressante pour une raison complètement différente. Vivons-nous des expériences analogues à celles décrites par les femmes munies d’un niqab lorsque nous portons le masque ? Le port du niqab a été perçu non seulement comme un confinement, mais aussi comme un acte de liberté. Une Suédoise portant un voile en Arabie saoudite trouve l’expérience de voir sans être vue émancipatrice et libératrice : « C’était le plus grand sentiment de liberté que j’ai jamais eu. Vous êtes comme un espion qui ne participe pas et vous pouvez faire des grimaces … » (Franks 2000 : 921). Vous est-il arrivé de faire des grimaces sous votre masque ?

Le problème avec le mouvement anti-masque est qu’il effectue ce que je veux appeler la « niqabisation du masque ». Au lieu de voir le masque comme un simple appareil sanitaire, on le transforme en objet éthique et on le politise jusqu’à ce qu’il acquière une dimension presque religieuse. On transforme le masque en niqab.

Bibliographie

AHMED, Nilufar. 2020. “About-Face : Politicians Switch from Vilifying Burqas to Mandating Masks.” The Conversation, July 23.

BIANCO, Marcie. 2020. “COVID-19 Mask Mandates in Wisconsin and Elsewhere Spark ‘My Body, My Choice’ Hypocrisy.” NBC News Aug. 3.

BOTZ-BORNSTEIN, Thorsten. 2013. “Veils and Sunglasses.” The Journal of Aesthetics and Culture 5.

FRANKS, Myfanwy. 2000. “Crossing the Borders of Whiteness ? White Muslim Women who Wear the Hijab in Britain Today.”Ethnic and Racial Studies 23 : 5, 917–29.

MARCUS, Julia. 2020. “The Dudes Who Won’t Wear Masks.” The Atlantic, June 23.

MURPHY, Robert F. 1964. “Social Distance and the Veil.” American Anthropologist 66:6-1, 1257–74.

SARKAR, Gaurav. 2020. “COVID-19 : Mumbai’s Very Own Anti-Maskers Are Here.” Mumbai News, Oct. 3.

SCHERER, Michael. 2020. “Trump’s Mockery of Wearing Masks Divides Republicans.” Washington Post, May 27.

SECOR, Anna J. 2002. “The Veil and Urban Space in Istanbul : Women’s Dress, Mobility and Islamic Knowledge.” Gender, Place & Culture : A Journal of Feminist Geography, 9:1, 5–22.

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