Off the road fi-s-sahrâ’ : instrumenter et imaginer le désert

Mehdi Ayachi
Doctorant, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales
Boursier AMI du CEFAS

« La plus jolie et la plus calme des monarchies du Golfe s’ouvre de plus en plus au tourisme », pouvait-on lire dans un article paru il y a quelques mois dans le journal Le Monde, et qui consacrait le Sultanat d’Oman « destination numéro un de l’année » [1]. La nécessité de diversifier une économie encore largement dépendante de la rente pétrolière incite en effet le Sultanat à ouvrir ses frontières. De toutes nouvelles réglementations ont ainsi permis aux ressortissants d’un certain nombre d’Etats de bénéficier de visas de tourisme disponibles à l’arrivée dans les aéroports de Mascate et de Salalah. Les durées de validité de ces visas ont également été allongées. Et les autorités omanaises n’auront pas tardé à se féliciter de ces nouvelles dispositions, en lesquelles elles voient un indicateur certain de la stabilité du pays — et donc de son attractivité — dans une région agitée par le conflit armé yéménite et les crises diplomatiques au sein du Conseil de Coopération du Golfe.

Mais le Sultanat d’Oman avait déjà, depuis plus de deux décennies, ouvert ses portes aux voyageurs étrangers les plus fortunés [2]. Le pays s’était spécialisé dans un tourisme de luxe, dont le nombre réduit et maîtrisé de clients était de nature à rassurer les autorités publiques, bien décidées à préserver les traditions locales ainsi qu’à protéger la jeune identité omanaise, savamment façonnée depuis l’arrivée au pouvoir du Sultan Qabous en 1970.

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L’ouverture actuelle au tourisme de masse s’accompagne dès lors d’une conversion de celui-ci en un tourisme vert, dans le but de faire d’Oman la destination rêvée des voyageurs férus de loisirs out-door et d’escapades off-road : hiking et escalade dans les montagnes du Djebel Al-Akhdar, canyoning et trek dans les wadis, plongée sous-marine dans le Golfe d’Oman ou encore développement des sports nautiques avec l’organisation prochaine du Tour d’Arabie sur le modèle du tour de France à la voile. En regard de ces voisins à la modernité souvent bruyante et clinquante, le Sultanat se rêve — et se vend — en terre d’authenticité et d’aventures.

Cette franche résolution de valoriser le patrimoine naturel omanais ne date pourtant pas d’hier. En 1974 était créé — pour la première fois dans un pays arabe — le Bureau pour la Conservation de l’Environnement, devenu depuis le Ministère pour l’Environnement et les Affaires Climatiques. Cette institution avait pour mission première la réintroduction de l’Oryx d’Arabie dans son habitat naturel. Cette initiative originale, couronnée de succès en 1994 par l’inscription d’une partie du territoire omanais sur la Liste du patrimoine mondial de l’UNESCO, a depuis malheureusement témoigné de son échec. Le sanctuaire de l’Oryx aura été le premier site à être retiré de cette liste après décision unilatérale des autorités omanaises d’amputer la zone protégée de 90% de son territoire, aux fins d’y effectuer des prospections d’hydrocarbures. Réduite à peau de chagrin, l’ancienne réserve aura vu chuter la population d’Oryx ; au point qu’en 2007, il ne restait plus que quatre couples reproducteurs sauvages encore en vie. Selon les chiffres récents du Secrétariat Générale pour la Conservation de l’Oryx d’Arabie, les oryx auraient toutefois retrouvé leur vigueur et leur population atteinte 961 individus en 2015, des chiffres qui encouragèrent le Sultanat à ouvrir la réserve naturelle aux touristes en 2017, avec toujours en tête l’idée de se tailler une place de choix dans le secteur de l’écotourisme.

Mais ce billet n’a pas pour ambition de s’intéresser aux politiques touristiques du Sultanat d’Oman — et encore moins aux nombreux touristes en shorts dont la nonchalance dénudée agace les omanais les plus conservateurs. Je souhaite de préférence m’attacher à décrire certaines des conséquences de ces politiques touristiques sur les appropriations et les usages de leur territoire par les omanais eux-mêmes. Et face à la diversité de ce territoire — des plaines agrestes de Salalah aux fjords du Musandam — je fais le choix de me concentrer spécifiquement sur le désert du Wahiba, également connu sous le nom de Sables du Wahiba (rimâl wahîba). J’eus en effet la chance, au début de mon terrain ethnographique de doctorat, fin 2017, de participer à plusieurs excursions dans le désert. Chacune se révéla une expérience unique ; selon la nationalité, le genre, l’âge, le statut économique des participants, leur religiosité ou encore les liens de parenté ou d’alliance qui les unissaient, le désert faisait l’objet d’usages différenciés au cours desquels se déployaient des activités parfois fort antagonistes. Ce billet vise donc à explorer les différents types de sorties dans le désert auxquelles j’ai pu participer ; et en les décrivant, à montrer le caractère indéterminé de cet espace singulier qu’est le désert du Wahiba, en ce qu’il permet le déploiement de pratiques aussi variées que le team-building dans le cadre d’une sortie de loisir organisée par l’entreprise, la construction d’une intimité amoureuse hors-mariage, la transgression d’interdits religieux et légaux, ou encore le renforcement des liens d’affection et de parenté dans le cadre d’un week-end en famille.

Cependant, au-delà de la diversité de ces pratiques, j’entends également décrire ce qui les unit profondément et dont la connaissance fut le résultat d’une certaine déception des attentes du chercheur. Car ces virées de deux ou trois jours dans le désert, dont j’espérais qu’elles me permettent de me détacher de l’agitation bruyante des villes et des cadences de travail éprouvantes qu’impose l’entrée sur le terrain, ne m’autorisèrent pas tout à fait le repos espéré. Et c’est précisément en faisant de cet affect — la déception — un outil heuristique pour explorer les imaginaires du désert — le mien et celui des enquêté.e.s — que je parvenais à comprendre plus finement les plaisirs et les joies que procurent ces excursions dans les sables du Wahiba. Je découvrais ainsi que, loin de constituer une confrontation nue de l’homme à la nature, ces excursions dans le désert sont des aventures méticuleusement instrumentées, dont la réussite dépend de tout un ensemble de connaissances pratiques et d’outils techniques au centre desquels trône le 4×4, dont l’omnicompétence sur les routes d’asphalte, les pistes de sable ou les voies d’eau des wadis, constitue le symbole d’une liberté tout-terrain et l’outil principal d’un divertissement structuré par les valeurs de l’exploration et de la conquête de la nature, tout autant que de la compétition et de la solidarité entre les hommes.

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: le convoi s’ébranle dans la nuit
Au début des années 1970, il n’existait que quelques dizaines de kilomètres d’asphalte dans le Sultanat. Aujourd’hui, des milliers de kilomètres de routes goudronnées sillonnent un pays jalonné de complexes hôteliers, de villages vacances, de centres de plongée et d’entreprises de location de 4×4 ou de buggy. Le désert, grâce à cette nouvelle proximité, est devenu une évidence tranquille : il est là-bas, à Bidiyya [3], à deux heures de voiture de la capitale. Adnan [4], un jeune omanais de 27 ans dont la famille paternelle a longtemps vécu à Zanzibar, me proposera régulièrement d’aller y faire une virée le temps d’un week-end. Mais au-delà des apparences, la sortie dans le désert est un phénomène relativement nouveau pour de nombreux omanais, et notamment pour ceux d’entre eux qui vivent dans les régions côtières du pays. Adnan lui-même reconnaît que sa passion pour ces escapades dans les sables du Wahiba est toute récente : ce sont les amis de son oncle — originaires de Bidiyya — qui l’ont emmené camper dans le désert pour la première fois, il y a trois ans. Ils l’ont initié à la conduite au flanc des dunes et au plaisir de dormir dans le sable chaud. Depuis cette première expérience, il est devenu un véritable aficionados d’off-road et un invétéré des sorties en pleine nature.

Je passai donc mon premier week-end dans le désert avec la famille d’Adnan, dans le cadre d’une excursion familiale réunissant sa tante, sa soeur, ses deux jeunes frères, quelques cousins et cousines et un couple d’amis syriens expatriés en Oman. Afin d’éviter les trop fortes chaleurs de la mi-journée, nous arrivons en fin d’après-midi à l’endroit où nous établirons le camp, après avoir conduit une trentaine de kilomètres sur la route des bédouins (tarîq al-bedû). Pendant que les adultes discutent et déchargent les voitures, les enfants jouent à glisser du haut des dunes. Ces sorties permettent à toute la famille de se retrouver et d’entretenir des relations familiales parfois distendues du fait de l’éclatement de la cellule familiale dans la capitale — chacun ayant pris domicile dans un quartier différent de Mascate. On rattrape donc le temps perdu en discutant de longues heures au coin du feu, en sirotant son mug de karak [5]. Adnan, également passionné d’astrophotographie, prend quelques clichés du ciel. Une fois les femmes et les enfants partis dormir, les hommes, restés auprès du feu, sortent discrètement un cigare qu’ils fument en regardant le ciel. Ce soir, ils dormiront à la belle étoile — la tente étant réservée aux femmes et aux enfants. Car si ces week-ends représentent un déplacement du foyer et de l’intimité familiale dans l’espace public du désert [6], ils transportent également, avec le foyer, les règles qui le structurent, et notamment celles ayant trait à la ségrégation sexuelle et au partage genré des tâches domestiques. Certaines de ces règles sont toutefois transgressées ; moins parce que nous sommes dans un espace singulier où elles n’auraient plus cours, que parce que la famille d’Adnan n’a pas véritablement l’habitude de les appliquer. Ainsi, pendant ce voyage un des 4×4 est conduit par une femme, la tante d’Adnan, et elle est une conductrice redoutable : elle impose un train infernal à notre convoi que les hommes peinent à la suivre à travers les dunes.

De nombreux omanais découvrent également les avantages que procurent l’éloignement du désert, situé à bonne distance de la surveillance parentale et suffisamment exotique pour impressionner lors d’un rendez-vous amoureux. Harith, un jeune omanais ayant grandi à al-Suwayq, ville côtière de la Bâtina, prendra plaisir à me raconter par le menu sa première excursion dans le désert qu’il fit avec sa petite amie et à l’insu de ses parents ! Il avait écouté ses amis raconter leur dernière sortie dans les sables du Wahiba et voulait tenter l’expérience. Ils lui avaient conseillé de demander à des bédouins de l’emmener en échange d’un peu d’argent. Plus audacieux, Harith loua un 4×4 à Mascate et proposa à sa petite-amie de l’accompagner pour un pique-nique dans les dunes ; elle accepta, et fit le mur pour échapper au contrôle des services de sécurité de l’Université Sultan Qabous. Le désert devient alors le lieu idéal pour construire une intimité amoureuse hors-mariage ; la distance physique séparant ce jeune couple du contrôle de leurs parents et de leur famille étendue (al-âhl) abolit du même coup la distance qui les séparait eux, et rendait leurs rencontres si difficiles.

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Mais les sables du Wahiba sont parfois le lieu de sociabilités exclusivement homosociales. Je participai ainsi — toujours avec Adnan — à une traversée complète du désert organisée par ses collègues du service technique et informatique de l’entreprise de bâtiment où il est ingénieur-informaticien. Pendant trois jours et deux nuits, la solidarité, l’esprit d’équipe mais aussi le plaisir de la compétition entre conducteurs deviennent les valeurs cardinales de notre aventure. Et lors des moments de repos, les sociabilités masculines se déploient : on parle beaucoup des femmes, quelques blagues fusent — certaines graveleuses —, on débat avec passion de politique, de football, de voiture… et l’on joue aux cartes jusque tard dans la nuit.

Certaines sorties dans le désert prennent des allures plus underground. La jeunesse des classes moyennes-supérieures, souvent diplômée d’universités européennes ou américaines, investit alors les sables pour organiser des week-ends particulièrement festifs. La ségrégation sexuelle est abrogée ; et l’on s’essaye au flirt — voire aux relations sexuelles hors-mariage. Souvent d’une franche irréligiosité, ces jeunes consomment de l’alcool obtenu grâce à des expatriés occidentaux et apprécient les derniers hits de musique techno en fumant des cigarettes ou en partageant une shisha. Plus audacieux encore, certains omanais vont plus loin dans la transgression et profitent des espaces vides et reclus du désert pour tester des drogues dites dures (LSD notamment), achetées directement en Bitcoin sur le deepweb.

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Que ce soit en famille, avec les collègues, entre amis ou en amoureux, le désert constitue donc un espace aux appropriations et aux usages multiples — récréatifs, sportifs et occasionnellement transgressifs. La diversité de ces usages est fonction de certains critères sociaux et économiques tout autant que de l’origine géographique des participants. Car la sortie au désert, dans sa nouveauté, est avant-tout un plaisir de citadins. Or afin que ces excursions soient un succès, elles doivent faire l’objet d’une organisation méticuleuse.

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Toute virée dans le désert débute en effet par une sorte de rite propitiatoire devenu incontournable en Oman : l’ouverture d’un groupe WhatsApp temporaire (grûp mu’aqat), dénommé parfois “groupe très éphémère” (grûp mu’aqat jiddan), afin de rassurer les participants, agacés de voir essaimer les groupes dont ils sont membres. Ce groupe temporaire a plusieurs fonctions : il fait office de liste permettant de s’assurer du nombre et de l’identité des participants ; il est également le lieu des présentations et des premiers échanges. Mais surtout, il permet d’organiser l’excursion jusque dans ses moindres détails, selon une discipline presque militaire. Car une des caractéristiques communes de ces sorties dans le désert est d’être méticuleusement organisées et instrumentées. Et ce afin de circonscrire l’aléatoire et les dangers de la rencontre avec la nature sauvage (al-barr). Une fois dans le désert, on ne plaisante plus : « Il n’y a plus internet, plus de réseau… personne pour venir nous chercher. T’as intérêt de savoir ce que tu fais ! » m’expliquait Adnan avec le plus grand sérieux. Mais il y a plus que cette nécessité pratique de s’organiser pour faire face aux possibles risques d’un voyage dans un environnement hostile ; il y a le plaisir à organiser et à instrumenter le désert afin de rendre possible son exploration.

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Mais que signifie instrumenter le désert ? C’est disposer tout un ensemble d’objets techniques et de connaissances pratiques qui, dans leur concaténation, rendront possible notre excursion, du moment où l’on quitte Mascate jusqu’à ce qu’on y revienne. Précisons immédiatement que ce plaisir est un plaisir presque exclusivement masculin. Il occupe la majeure partie des discussions pendant le voyage, bien qu’il déborde largement ce cadre. En effet, cette instrumentation du désert commence souvent par le visionnage de nombreuses heures de vidéo Youtube proposant des tutoriels de conduite ou des tests de matériels automobiles (geer review). Il faut ensuite — quand on a en a les moyens — commencer à s’équiper : ce qui implique l’achat du 4×4 et le choix de ses options additionnelles (le prix de la monture pouvant alors atteindre de jolies sommes). Tout un ensemble d’instruments devront pareillement être acquis pour se déplacer spécifiquement dans le désert : des pneus de secours, des pompes à air, des câbles de traction, des cordes de remorquage, des jauges de pression des pneus, des talkie-walkie, des systèmes d’éclairage branchés directement sur la batterie des moteurs, etc. Chaque instrument est accompagné de connaissances pratiques (fonctionnement, performance sur tel ou tel type de terrain, obsolescence…) qui seront l’objet d’âpres débats — et d’une certaine compétition — entre propriétaires de 4×4 ayant fait des choix d’équipements différents. Toutefois, les connaissances rendant possible une traversée du désert sont plus diverses que celles de l’expert maîtrisant son matériel.

Certaines histoires du patrimoine littéraire arabe racontent que les bédouins pouvaient deviner, en lisant les seules traces de pas d’un chameau, le poids et la nature de son chargement, son état de fatigue, ses éventuelles maladies. Les omanais de la capitale ne connaissent pas grand-chose aux chameaux. En revanche, à force d’expérience, de discussion avec des conducteurs plus chevronnés et du visionnage de vidéos Youtube, ils ont acquis des connaissances sur le désert et les techniques de conduites d’une précision remarquable. En discutant avec certains d’entre eux, je découvrais qu’ils devinaient à la couleur du sable sa solidité, à la forme des dunes leur déclivité, et qu’ils parvenaient ainsi à tracer une route pour notre convoi en évitant à nos voitures de tomber dans des finjân [7]. Sayf, le collègue d’Adnan qui avait endossé le rôle de conducteur en chef le temps de notre traversée, reconnaissait ne pas décider seul de notre itinéraire à travers les dunes : « On suit le sud, mais notre route dépend des dunes et du chemin qu’on pourra prendre pour les dépasser. Chaque fois c’est différent ». Tracer un chemin à travers le désert ne dépend donc pas seulement de la compétence du conducteur, mais des caractéristiques naturelles du terrain qui, lorsqu’elles l’emportent sur les possibilités techniques de nos gros cylindrés, nous obligent à rebrousser chemin et à chercher une autre voie.

Certains savoirs relèvent donc d’une connaissance technique de l’équipement ; d’autres, d’une connaissance savante des phénomènes naturels ; enfin, certains savoirs sont dérivés de l’expérience acquise à force de conduire et d’éprouver les capacités de sa machine aux réalités rugueuses du terrain. Lors de nos week-ends en excursion, Adnan m’expliquait avec patience et enthousiasme toutes les astuces pour se sortir d’un trou d’eau, franchir une dune ou gravir les pentes accidentées d’une montagne. Il sait parfaitement à quel moment il est nécessaire d’activer le four-wheel drive, et quand il faut faire jouer le traction control system pour stabiliser sa voiture. En quelques années, il est devenu un as du volant et sait utiliser la boite de vitesse aux meilleures de ses capacités. Il reste cependant très modeste : « Ce sont les bédouins, les experts… Ils roulent parfois à 180 km/heure dans le désert ! ».

Le ton est admiratif ; car les omanais d’origine bédouine sont l’objet de nombreux fantasmes et de sentiments ambivalents pour les jeunes conducteurs fougueux — mais tout de même raisonnables — que sont les omanais de la capitale. Ces derniers aiment se moquer gentiment des bédouins en imitant leur dialecte, ou bien en écoutant Mehad Hamad [8] et en mimant les danses traditionnelles des tribus bédouines. Il suffit cependant de croiser leur route et d’engager la conversation avec eux pour voir la déférence dont les omanais de la capitale font souvent preuve à leur égard. Avides d’entendre leurs conseils en matière d’orientation ou de conduite dans les dunes, ils seront tout aussi prompts à les appliquer à la lettre. Le bédouin polarise ainsi des jugements ambivalents : on lui reproche d’être peu éduqué mais on ne cesse de répéter qu’il possède le dialecte le plus pur de la langue arabe ; on suppose qu’il ignore tout du monde moderne mais l’on vante ses traditions et ses coutumes (‘âdât wa taqâlîd), qu’il aurait su conserver intactes. En tout état de cause, on est toujours bien content de les voir arriver au loin lorsque la voiture est embourbée dans les sables.

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Un dernier aspect tout à fait central de ces excursions est leur dimension ludique et compétitive. La conduite dans les dunes est l’occasion de performances viriles où l’on fait ronfler les moteurs, chaque passage de dune constituant une compétition en soi, où les conducteurs sont mis à l’épreuve et leur performance mesurée à l’aune de celles des autres. Les conducteurs les plus doués sont admirés ; et doivent souvent répondre à de nombreuses questions sur leurs techniques et leurs astuces de conduite. Tout au long de l’excursion, quand ils ne se moquent pas gentiment de leurs pairs plus novices, ils leurs prodiguent des conseils sur un ton paternaliste. Et lorsque ces derniers ne parviennent pas à franchir une difficulté, ils prennent leur place au volant, avec un air grave dont le sérieux vise à effacer la petite humiliation subie par celui qui voit sa voiture faire des miracles entre les mains d’un autre. La compétition a néanmoins son pendant égalitaire : la solidarité nécessaire entre les voitures d’un même convoi. Car aucun conducteur, si virtuose soit-il, ne peut être assuré qu’il ne finira pas au fond d’une finjân. Et quand cela arrive, chaque fois la procédure est la même : le convoi s’immobilise, tout le monde sort des voitures et selon la gravité de l’ensablement on utilise les pelles, les câbles de traction, les cordes de remorquage et, en dernier recours, la force humaine. Lors de notre traversée, nous avons donc passé de nombreuses heures à déblayer des pneus et à pousser des voitures sous un soleil de plomb. L’ambiance est joyeuse et les cris d’encouragement retentissent à chaque nouvelle tentative : « yallâ chabâb ! yallâ ! bismillâh ! ». On s’assemble alors autour du véhicule enlisé, les moteurs grondent, les câbles claquent dans l’air et le sable jaillit de sous les pneus. Le corps en nage, les visages crispés par l’effort, chacun pousse de toutes ses forces jusqu’à ce que retentissent les cris de la victoire : « Allâh Akbar ! ». Il y a un véritable plaisir à être sorti d’une mauvaise passe par un camarade en espérant, quelques heures plus tard, pouvoir lui rendre la pareil. Et cette solidarité trouvera sa récompense dans l’immense fierté ressentie par le groupe une fois sorti du désert : « Félicitations les jeunes ! On l’a fait ! » s’exclamait un des conducteurs dans le talkie-walkie, après avoir achevé une traversée d’environ 200 km à travers les dunes.

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La description de ces excursions dans le désert nous permet donc d’essayer d’en savoir un peu plus sur les imaginaires de ceux qui s’y adonnent. Les déserts de la péninsule Arabique, et notamment le plus grand d’entre eux, le Rub Al-Khali (littéralement “le Quart Vide”) ont depuis longtemps fait l’objet d’appropriations imaginaires. On peut citer ainsi les équivoques des récits des voyageurs occidentaux au XVIIIe et XIXe siècles, qui construisent les espaces golfiens comme “« un inframonde, oscillant entre l’Enfer et le Paradis » ; une terre maudite par le soleil et par Dieu et où les habitants « semblent ensauvagés ». La seule rédemption possible ne pouvant alors venir que du commerce et de la « paix des mers » portée par l’Empire Britannique. Les imaginaires de ces voyageurs sont alors au service direct de la domination coloniale, fondée sur les idéaux d’ouverture des mers et de libre-circulation des biens [9].

Mais le trope littéraire le plus classique est celui du « romantisme de la bédouinité » [10], et de ses hymnes à la simplicité des modes de vie bédouins. Il s’articule notamment autour de l’idée que la rencontre avec la vie moderne et la technologie engendre la perte irrémédiable de l’authenticité de ces modes d’existence. On retrouve ce trope chez les voyageurs occidentaux et notamment chez le plus célèbre d’entre eux, Wilfred Thesiger, lorsqu’il écrit — visionnaire mais déçu — :

« I went to Southern Arabia only just in time. Others will go there to study geology and archaeology, the birds and plants and animals, even to study the Arabs themselves, but they will move about in cars and will keep in touch with the outside world by wireless [11]” .

Dans la littérature arabe, on retrouve exactement le même sentiment, faisant l’objet de développements substantiels dans le grand-oeuvre d’Abdul Rahman Mounif, Les villes de sel, où l’auteur décrit, en cinq tomes, les transformations sociales et politiques de la péninsule Arabique suite à l’arrivée des compagnies pétrolières américaines dans la région. Et pour se convaincre une dernière fois de l’ubiquité de ce trope, lisons quelques vers du plus célèbre poète omanais, Sayf Errahbi :

« Ô désert. Désert
Que reste-t-il de ton coeur sacrifié ?
Des tombeaux de tes assassins et de ton pétrole ?
Je ne voix qu’un cercueil porté
Et les incantations de peuples qui ont péri » [12]

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l’idée que le désert a été pillé et souillé par les technologies modernes trouve rarement écho dans le discours des omanais avec qui je participais à des sorties dans le désert. Moneera Al-Ghader, dans son étude sur les productions poétiques contemporaines des femmes bédouines d’Arabie Saoudite, avait déjà remarqué que l’irruption de la technologie au coeur du désert n’était pas vécue sur le mode de la perte d’une authenticité supposée. L’imaginaire poétique de ces femmes avait au contraire érigé les outils techniques en tropes poétiques. Le chameau — ce « bateau du désert » (safîna al-sahrâ), comme l’appellent parfois les bédouins — s’était vu substitué dans les poèmes une monture à la célérité capable d’abolir l’espace entre la poétesse et son amant : le 4×4 ; devenu le symbole d’une liberté grande de n’être plus contrainte par les distances. Le ronronnement mécanique des moteurs et les zébrures vives des phares sur le dos des dunes, représentaient alors le roulis doux de la remémoration et les brusques fulgurances du souvenir. Les véhicules à moteur devenaient ainsi des objets de convoitise et de désir intense ; et les poétesses exhortaient leurs amants à les emmener en virées amoureuses dans leur Dodge, leur GMC ou leur Ford [13].

De la même façon, il n’existe aucune contradiction dans le discours des omanais entre le vécu d’une expérience authentique du désert et l’usage systématique des technologies nécessaires à son exploration. Lors d’une de nos premières sorties dans les sables du Wahiba, alors que nous étions avec Adnan sur le point de nous endormir, commencèrent à retentir au loin les rugissements d’un convoi de 4×4. Adnan leva la tête de son duvet : « Tu entends ? C’est des gens qui traversent le désert de nuit ! Ça doit être une expérience incroyable… Un jour, nous aussi on traversera le désert de nuit » ; le ton de sa voix témoignait d’une joie évidente. Je commençais alors à m’interroger sur mes attentes et mon propre imaginaire du désert. J’avais pensé ces week-ends dans les sables comme des occasions de repos, loin de l’agitation de la ville et des embouteillages quotidiens de la capitale. Inconsciemment, j’avais peut-être même espéré que ces voyages me permettent de renouer un rapport à la nature plus directe, non médiatisé par des objets techniques. Je pouvais alors ressentir de la gêne à entendre les bruits de grosses cylindrées déchirer le silence du désert. Mais pas Adnan, lui, au contraire, semblait s’endormir comme bercé par le ronronnement des moteurs, et le rêve qu’il représentait de traverser le désert de nuit. Pour Adnan, la technologie ne dévalue pas son expérience du désert ; elle la rend possible et la prolonge. Je m’obligeais donc à repenser les joies et les plaisirs de la sortie au désert pour mes compagnons omanais.

Nombre d’entre eux imaginent le désert comme un espace naturel hostile, qu’il s’agirait de dompter ; les dunes étant à la foi un terrain de jeu où il faut mettre à l’épreuve ses compétences de conduite, et un défi fait l’homme qui souhaiterait les traverser. On prend donc plaisir à instrumenter ses sorties, à rider des dunes de sables et à jouer le jeu de la compétition et de la solidarité nécessaires à l’exploration et à la conquête de la nature. On ne recherche pas le calme et la quiétude d’un week-end loin des villes, mais le plaisir bruyant et lumineux des sorties en 4×4 ou des pratiques festives et transgressives ; on ne s’éloigne pas de la capitale pour s’isoler mais pour mieux se réunir, en famille, en amoureux, entre amis. Bien entendu, d’autres imaginaires du désert existent et ne recoupent pas tout à fait ceux ici décrits ; certaines soirées, passées avec des écrivains omanais dans le désert, par exemple, peuvent se rapprocher d’un imaginaire articulé autour d’une idée de retour à la nature, emprunt de détachement et de quiétude. Il semble alors important de ne pas tomber dans l’écueil de disqualifier certains imaginaires pour en réinstituer d’autres, considérés comme plus authentiques : à savoir, celui des poétesses bédouines ou des jeunes omanais férus de sports automobiles. Ce qu’il faut étudier, au contraire, c’est la diversité des constructions imaginaires des espaces, et notamment d’un même espace, tout en précisant pour chacune d’entre elles la place dans la société de ceux qui les rêvent et les imaginent. Les espaces ne sont pas seulement l’objet d’appropriations et d’usages matériels, mais également de constructions imaginaires : selon qu’on est un explorateur occidental en mal d’aventure, un poète inquiet de voir son pays changer ou des jeunes omanais épris de liberté, on ne rêve pas le désert de la même façon. Or comprendre comment les humains construisent certains espaces d’un point de vue imaginaire, c’est peut-être commencer à comprendre pourquoi et comment ils les habitent, les colonisent, les détruisent ou les défendent.

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[1] « Oman, la perle pacifique », journal Le Monde du 21 octobre 2017.

[2] Le premier hôtel du Sultanat, le Mutrah Hotel, situé dans le quartier aujourd’hui très touristique de Matrah, fut inauguré en 1972.

[3] Ville située à l’entrée du désert du Wahiba.

[4] Tous les noms des enquêté.e.s. ont été changés.

[5] Boisson à base de thé noir, de lait, de cardamome et de sucre et originaire du sous-continent asiatique. Ce thé, lorsqu’il est fait maison dans des familles omanaises, est également connu sous le nom de shây halîb.

[6] Assaf, Laure, 2017, Jeunes arabes d’Abu Dhabi. Catégories statutaires, sociabilités urbaines et modes de subjectivation, Thèse de doctorat, Université Paris Ouest Nanterre La Défense.

[7] Littéralement « tasse ». Trous dangereusement profonds formés par l’intersection des dunes. Ils portent ce nom du fait de leur forme semblable à celle d’une tasse à café omanaise.

[8] De nationalité émirienne, il est le plus célèbre des chanteurs bédouins de la péninsule Arabique : « Les américains ont Elvis Presley, nous [dans le Golfe] on a Mehad Hamad », me précisait Ahmed, un jeune ami omanais.

[9] Crouzet, Guillemette, 2015, Genèses du Moyen-Orient. Le Golfe persique à l’âge des impérialismes (vers1800-vers 1914), Champ Vallon, Ceyzérieu.

[10] Ibid.

[11] Thesiger, Wilfred, Arabian Sands, London, Peguin Classics.

[12] Ould Aroussi, Tayeb et El-Rabei, Abderrazak, 2015, Le livre poétique El Athir. Analectes de la poésie omanaise contemporaine, Paris, L’Harmattan

[13] Al-Ghadeer, Moneera, 2009, Desert Voices. Bedouin Women’s Poetry Saudi Arabia, London, Tauris Academic Studies.